
Il y a 50 ans, le 13 avril 1975, s’ouvrait l’une des pages les plus sombres de l’histoire libanaise. Pendant une quinzaine d’années, le pays du Cèdre s’est déchiré dans une guerre sanglante, avec, notamment, l’implication directe de puissances étrangères. Le bilan humain est lourd, évalué à 150.000 morts, des milliers de disparus et un exode de la population. Le bilan économique est tout aussi lourd, estimé à 20 milliards de dollars. Ici Beyrouth revient sur cette douloureuse période en donnant la parole à des Libanais qui ont quitté le Liban et reconstruit leur vie en France.
François Boustani se souvient avec clarté de ce dimanche 13 avril 1975 – date qui marque le début de la guerre libanaise. «Ce jour reste gravé dans nos mémoires», confie ce cardiologue qui se trouvait alors à Zahlé, dans l'est du Liban. Il raconte: «Le téléphone a sonné dans l'après-midi. Nous avions des amis de mes parents à déjeuner. Au bout du fil, c’était mon oncle qui prévenait mon père que des événements graves se déroulaient à Beyrouth.»
«J’étais à la fac de lettres, à l’Université libanaise, qui était située à Beyrouth-Ouest», se souvient de son côté Kamal Tarabey, alors âgé de 27 ans. Aujourd’hui président de l’association Collectif libanais de France (CLF), il raconte: «On a entendu dire qu’il y avait eu des tirs, et qu’il y avait eu des tués et des blessés parmi un groupe de Palestiniens qui passait par Ain el-Remanneh, un quartier chrétien. Mais on n’avait pas vraiment de détails. J’ai cependant remarqué que les rues s’étaient soudainement vidées. Je suis ensuite rentré chez moi, à l’est de Beyrouth». Kamal Tarabey décrit une période de «rounds» d’affrontements durant une période allant du début de l’année 1975 à 1978. Ces affrontements étaient «toujours suivis par un cessez-le-feu plus ou moins respecté, puis par une reprise des combats».
Mona, docteure en pharmacie, retraitée, raconte qu’en 1975, «lorsque les combats ont commencé, j’étais en classe de première, en internat, à l’école des Saint-Cœurs. Mes parents résidaient alors en Côte d’Ivoire. Les écoles ont fermé et, j’ai donc été obligée de quitter le Liban pour aller terminer mes études et passer mon bac en Côte d’Ivoire».
Partir, entre douleur et nécessité
À l'époque, en 1975, François était un jeune bachelier. «Je préparais le concours d’entré à la Faculté française de médecine, chez les jésuites», dit-il. Mais la guerre allait bouleverser ses projets, car «chaque fois que la date du concours était fixée, elle était reportée en raison des combats». Face à cette incertitude, et étant déjà inscrit à Montpellier par mesure de sécurité, il décide de partir pour la France. Mais son départ, en octobre 1975, est marqué par les tensions sécuritaires. Il raconte: «La reprise des combats à Beyrouth m’oblige à prendre l’avion pour Paris à partir de l’aéroport de Damas. Le vol d’Air France, à l’époque, faisait Damas-Beyrouth-Paris. Mon père m'accompagne à l’aéroport de la capitale syrienne. Nous étions un petit groupe à monter à bord de l’avion. À l’escale à Beyrouth, il se remplit de la jet-set beyrouthine et des étrangers fuyant le Liban».
La France a également été le choix de Mona, elle qui a passé et obtenu son bac en Côte d’Ivoire, et qui désirait faire des études de pharmacie. Le français était par ailleurs une langue qu’elle possédait parfaitement, l’ayant apprise dès son enfance.
Au Liban, la guerre n’empêche pas Kamal de trouver un travail comme journaliste de presse écrite. Il raconte: «J’ai été embauché dans un journal. Comme j’habitais dans les quartiers est de Beyrouth et qu’il fallait, tous les jours, traverser la ligne de démarcation, l’exercice est devenu dangereux au bout d’un certain temps. On nous a donc loué des chambres dans un hôtel à Hamra et nous y sommes restés». Il confesse y avoir passé un an, au bout duquel, dit-il, «ma situation est devenue intenable (…) On me demandait souvent ma carte d’identité, qui mentionnait ma confession». Kamal explique avoir dû se procurer «un laisser-passer de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine, ndlr) qu’il fallait que je cache lorsque je passais à l’Est».
Confessant avoir été plutôt à gauche à cette époque, Kamal dit qu’il soutenait «le programme politique du mouvement national libanais (coalition des partis de gauche)». «Mais j’ai vite remarqué que cela commençait à prendre une tournure confessionnelle. Là, je n’étais pas d’accord. Je me suis dit qu’il fallait que je rentre chez moi, à l’Est, et que j’aille à la montagne». Il explique par ailleurs que «ce sont les Palestiniens qui m’ont fait passer de l’Ouest à l’Est avec un chauffeur arménien qui faisait la navette entre les deux régions». Kamal précise qu’«à l’époque, les Arméniens étaient considérés comme neutres».
Une fois à l’Est, Kamal raconte que «la présence phalangiste (Kataëb, ndlr) était devenue de plus en plus pesante». «À un certain moment, j’ai entendu dire qu’ils enrôlaient des jeunes dans la milice (…) pour défendre la société chrétienne». «Les Kataëb sont arrivées dans le quartier des hôtels, à Beyrouth, et avaient l’avantage militairement parlant. C’est à ce moment-là que je me suis dit qu’il fallait que je quitte le pays, et que cette guerre, qui prenait une tournure confessionnelle, n’était pas la mienne», insiste Kamal.
Adaptation et œil attentif sur le Liban depuis la France
L'adaptation à Montpellier ne fut toutefois pas aisée pour François. «Tout me paraissait plus triste, plus petit. C'était un exil pour moi, rendu encore plus insupportable par les images de destruction qui me parvenaient régulièrement de Beyrouth. Comme on le disait à l’époque, le Liban était à feu et à sang. On voyait à la télévision des endroits familiers en flammes», se souvient-il. Mais très vite cette terre d’exil est devenue une terre d’accueil. «Mes camarades libanais et moi-même avons bénéficié de beaucoup de compassion et d’amitié de la part des Montpelliérains».
Et, contrairement à beaucoup d'exilés, François retournait «régulièrement» au Liban pendant la guerre. Ces voyages lui offraient, dit-il, un tableau saisissant de la diaspora libanaise. «On allait à Larnaca pour prendre le bateau jusqu'à Jounieh. On voyait embarquer des Libanais venus des quatre coins du monde. Alors qu’on était issus du même village, du même quartier, de la même école, année après année, on commençait à se distinguer en prenant les couleurs de nos pays d'accueil respectifs: celui qui travaillait en Arabie était couvert de bijoux en or, celui qui résidait à Paris snobait un peu son monde, celui qui vivait au Canada portait sa canadienne…», raconte-t-il.
Mona est arrivée en France en 1977 pour poursuivre ses études. «À cette époque, il n’y avait ni internet ni téléphone portable. On devait envoyer des courriers par la poste depuis la Côte d’Ivoire aux facultés françaises qui ne prenaient alors que dix étrangers chacune. J’ai donc écrit à toutes les facultés de France», raconte-t-elle. Elle explique avoir réussi à s’inscrire dans une faculté de l’est de la France où elle a pu s’installer grâce à l’aide d’un de ses cousins qui y faisait des études de médecine.
Elle raconte par ailleurs qu’avant l’ère des téléphones portables, «on appelait nos familles depuis les cabines téléphoniques publiques. Pour appeler le Liban, il fallait passer par le central qui nous mettait alors en communication avec nos proches». Pour elle, les premiers temps en France avaient été compliqués car, «il fallait apprendre à vivre seule. Le fait de parler français était un atout, mais il fallait apprendre les usages du pays, la mentalité française, à prendre les transports en commun…». «On pensait beaucoup au Liban. Mais je m’en suis éloignée petit à petit pour pouvoir bien m’intégrer en France», confie-t-elle.
Après avoir décroché son diplôme de docteur en pharmacie, mais n’ayant pas obtenu son bac au Liban, Mona explique s’être «retrouvée entre le marteau et l’enclume». «Au Liban, je ne pouvais pas obtenir une équivalence du bac parce que je l’avais passé à l’étranger. Mon bac n’étant pas valable au Liban, mon diplôme ne l’était pas non plus. Par ailleurs, je ne pouvais pas travailler en France car, pour être pharmacien, il fallait être français». Mona a donc demandé la nationalité française, trouvé un travail de salariée dans l’industrie pharmaceutique et avoir été naturalisée au bout de trois ans.
«J’ai quitté le Liban, mais le Liban ne m’a pas quitté»
Même bien intégré en France, le Liban restait cependant au centre des préoccupations de François. «On vivait au rythme de ce qui se passait au Liban», explique-t-il. Et ce qui devait être temporaire se transforma progressivement en installation permanente. «Je ne pensais pas rester en France«, confie-t-il. «J'étais un étudiant libanais en France. Mais, au milieu des années 1980, j'ai réalisé que le Liban d’avant était fini. À partir de là, je suis devenu français, d'origine libanaise». Devenu cardiologue et président de l'Association franco-libanaise de pathologie cardio-vasculaire, il reste profondément attaché à ses racines: «J'ai quitté le Liban mais le Liban ne m'a pas quitté, pour reprendre une belle formule que beaucoup de Libanais répètent». François Boustani est également l’auteur de plusieurs ouvrages dont Liban: genèse d’une nation singulière (Éditions Erick Bonnier, 2020) et titulaire de la Grande médaille de la francophonie décernée par l'Académie française en 2017.
Mona est restée sept ans sans aller au Liban, «depuis 1977 jusqu’aux années 1980-1985», car se rendre au pays du Cèdre était alors compliqué. «Pour aller au Liban, il fallait passer par Chypre. J’y avais (au Liban, ndlr) mes grands-parents, mes oncles, mes tantes et mes cousins… avec qui, bien sûr, j’ai toujours gardé le contact».
De son côté, Kamal confie avoir d’abord songé à se rendre en Australie via des contacts avec son frère, qui y était déjà. "L’ambassade d’Australie m’a informé que l’immigration en Australie était à l’arrêt pour le moment", se souvient-il. Il raconte cependant avoir reçu, entretemps, un contact depuis Paris, de Radio Monte-Carlo (aujourd’hui Monte-Carlo Doualiya, MCD). "On m’a dit que si je voulais venir à Paris, il y aura du travail pour moi". C’est ainsi en 1979 que Kamal Tarabey a fini par quitter le Liban, se rendre à Paris et travailler à Radio Monte-Carlo. Il y a fait toute sa carrière, grimpant les échelons jusqu’à devenir rédacteur en chef. Il ajoute : "Notre génération a beaucoup subi. Elle a connu beaucoup d’échecs et a vu ses rêves et ses idéaux s’effondrer".
Une société libanaise qui "vit beaucoup dans le paraître et dans les apparences"
Depuis la fin de la guerre, actée — du moins officiellement — par les accords de Taëf en octobre 1989, le Liban a su se reconstruire. Il est toutefois, depuis, passé par des années de crises économique et politique, par une "révolution" en octobre 2019, ainsi que par deux guerres directes entre le Hezbollah et Israël, en 2006 et 2024. Sans parler de 2020, avec l’épidémie de Covid-19 et l’explosion cataclysmique du port de Beyrouth. Mais 50 ans après le déclenchement de la guerre, comment caractériser la société libanaise ?
Pour François, "les Libanais, malgré les apparences, ont beaucoup de choses en commun. Ils partagent tous ce fond oriental où d'innombrables façons de vivre et de mourir se sont cristallisées à travers les âges. Dans leur grande majorité, ils ont le même choix de société: libérale, familiale, patriarcale, avec un engouement pour la religiosité… Mais une partie du problème réside dans les récits que chaque communauté se raconte, d'elle-même et de son rapport avec les autres. Ces récits véhiculent souvent des peurs ancestrales, des méfiances, des ressentiments, des malentendus, des rivalités tribales…». Il observe cependant que, «paradoxalement», la guerre «a rapproché» les communautés «sur beaucoup de points», et que les Libanais ont «beaucoup appris et muri en 50 ans de souffrance». Quant à la nouvelle génération, il l’estime «intéressante». «Il y a une vitalité et une volonté de réussite époustouflante». Il reste cependant sévère vis-à-vis de la société libanaise «d’un matérialisme très dur et d’une grande superficialité».
Mona raconte de son côté avoir décidé de retourner au Liban en 1998 – huit ans après la fin de la guerre – et de s’y installer avec ses enfants, afin de leur inculquer les us et coutumes libanaises. Elle n’y est finalement restée que deux ans avant de retourner vivre et travailler en France. «Le manque de sécurité dans la région, la différence de fonctionnement dans le monde du travail m’ont poussée à assurer l’avenir de mes enfants dans cet État de droit qu’est la France», explique-t-elle.
Le Liban est un «pays magique pour son hospitalité et la facilité des liens sociaux qu’on peut y avoir. Le climat ensoleillé et le fait de longer la mer tous les matins pour aller travailler était une joie. Au Liban, il y a une énergie créatrice et une résilience énorme et j’admire les gènes de courage et d’adaptation des libanais», estime Mona. Elle observe cependant que la société libanaise d’aujourd’hui «vit beaucoup dans le paraître et dans les apparences» et que «chaque communauté vit en autarcie sans apprendre à se connaître».
Et même après avoir passé près d’un demi-siècle en France et s’y être totalement intégrée, Mona dit se sentir toujours «étrangère» en France, «par des comportements et une façon de penser différentes». Elle dit ressentir un sentiment similaire lorsqu’elle se rend au Liban, déplorant «le manque de respect des droits de l’homme, la situation des personnes âgées, celle dans les hôpitaux où l’on doit payer avant de pouvoir se faire soigner». Elle explique enfin ne pas s’y sentir en sécurité, «dans le sens où je ne peux compter que sur moi, sans un État fort qui respecte les droits humains». Des situations qui, selon elle, contrastent avec «la beauté et la magie de ce pays.
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