
Dès la naissance, l’individu est sommé de se différencier pour exister. Entre désirs parentaux, quête d’individuation et pressions adolescentes, ce chemin vers l’authenticité se heurte aux mirages du conformisme, rendant la différence plus nécessaire – et plus difficile – que jamais.
«Exister, c'est ne pas se confondre avec le milieu environnant, c'est être hétérogène, c'est être différent. Chaque couleur n'est elle-même que par le contraste avec la couleur qui lui fait face. Elle n'a de valeur que dans l'opposition.»
Cette citation du biologiste Albert Jaccard illustre à quel point la véritable identité d’un sujet se constitue dans l’altérité, la différence et la singularité, par opposition à la fusion, à l’imitation et au fait de se fondre dans l’environnement.
Dès la naissance, chaque enfant baigne dans un désir parental qui lui est propre. Malgré l’affirmation fréquente des parents de traiter leurs enfants «également», la psychanalyse montre que le désir de l’Autre – ici, celui des parents – est toujours singulier. Jacques Lacan a pu dire que «l’enfant est le symptôme des parents», signifiant par-là que chaque enfant vient incarner quelque chose d’unique du désir parental. En d’autres termes, père et mère investissent inconsciemment chaque nouveau-né de fantasmes, d’attentes et de projections spécifiques, car chaque enfant suscite en eux un écho subjectif particulier. C’est ce que souligne D. Winnicott: «Le désir parental pour chaque enfant est singulier, et la relation avec chaque enfant est forcément différente malgré les apparences». L’émergence d’une différence propre à l’enfant peut être compromise si les parents font de lui un prolongement narcissique d’eux-mêmes. Freud le souligne: «L’amour des parents, si touchant et, au fond, si enfantin, n’est rien d’autre que leur narcissisme qui vient de renaître». L’enfant est aimé non pas tant pour ce qu’il est en lui-même que pour ce qu’il représente aux yeux du parent – souvent la prolongation idéalisée de sa propre personne. Les rêves non réalisés du père ou de la mère deviennent parfois des missions tacites assignées à l’enfant. Combien de parents, consciemment ou non, souhaitent que leur progéniture «marche sur leurs traces», prolonge un héritage affectif, reprenne l’entreprise familiale ou réalise la carrière à laquelle ils ont eux-mêmes aspiré? L’enfant, alors, n’est plus perçu comme un être différent, mais comme le miroir du parent, un alter ego plus jeune censé poursuivre la même trajectoire.
Un tel mode de relation entrave gravement le processus d’individuation de l’enfant en favorisant la formation d’un faux self trop adapté aux attentes parentales. Il se coupe de sa véritable nature pour coller à l’image que les parents veulent de lui. Le petit d’homme, par amour, va alors sacrifier sa singularité sur l’autel de l’amour narcissique parental, devenant un enfant-roi ou un enfant parfait, selon le fantasme des géniteurs. Ce faisant, il risque de perdre le contact avec son authenticité profonde. Son moi se développe comme une excroissance du Moi parental, et non dans l’opposition créatrice. Une telle situation, souvent tragique dans ses effets, peut conduire plus tard à des crises d’identité: l’individu devra un jour briser le miroir narcissique pour découvrir ce qu’il est, en dehors de l’image projetée par ses parents.
La dynamique œdipienne viendra, un peu plus tard, offrir à l’enfant la possibilité de trouver sa propre voie tout en intégrant certains des repères de son parent. À la fin de cette période, et si tout se passe bien, le garçon se détache de son désir pour la mère et renforce son identification au père, tandis que la fille renonce à son attachement œdipien au père et s’identifie davantage à la mère. Cette identification n’est pas une simple copie ou un mimétisme servile, mais une intériorisation créative de certains aspects de l’image parentale. Chaque enfant, en s’identifiant au père ou à la mère, le fait à sa manière singulière, en fonction de son vécu et de ses imaginations inconscientes. Le résultat n’est donc pas le clone du parent, mais une personnalité nouvelle, originale, qui porte la marque de ces influences sans s’y limiter.
En acceptant la différence des sexes ainsi que celle des générations, le garçon qui s’identifie à son père n’en devient pas une ombre, il s’autorise au contraire à être père à son tour, mais pas le même père. La fille qui s’identifie à sa mère intériorise le féminin, mais pour le faire fleurir selon son style unique, non pour être une simple copie conforme. Ce contraste entre les générations – ce contraste vital – permet à «la couleur nouvelle» qu’est l’enfant de se révéler pleinement, plutôt que de rester diluée dans la teinte parentale.
Si l’enfance se termine idéalement par une certaine individuation, l’adolescence vient rouvrir le chantier de l’identité avec fracas. On a souvent décrit l’adolescence comme une seconde naissance ou un second Œdipe. En réalité, c’est un âge de rupture: rupture avec l’enfance, avec l’autorité parentale, mue par le besoin impérieux d’être autre que ce que la famille a façonné. L’adolescent, confronté aux métamorphoses de la puberté, cherche à définir une identité, en contraste souvent radical avec le milieu qui l’a vu grandir. Il remet en cause les valeurs familiales, affronte les limites imposées et expérimente volontiers des oppositions. Le conflit qui en découle est le signe sain d’une individuation en marche: l’adolescent s’extrait de la dépendance infantile et essaye des «couleurs» identitaires variées – looks vestimentaires, engagements musicaux, idées politiques – pour affirmer sa différence. C’est là une occasion de construction identitaire fondamentale, un moment où se joue la capacité de l’individu à ne pas se confondre avec son entourage d’origine, à exister par lui-même dans le collectif.
Pourtant, cette rupture adolescente est souvent compromise ou détournée par des facteurs sociaux contemporains. De nos jours, en particulier au Liban où la pression sociale et l’apparence extérieure occupent une grande place, l’adolescence peut se vivre en faux-semblant de révolte. Au lieu d’un véritable affrontement symbolique avec le cadre parental et sociétal, beaucoup de jeunes s’engagent dans une contestation de surface, canalisée par la surconsommation ou les divertissements. La société de consommation propose en effet un éventail préfabriqué de réponses aux angoisses adolescentes: vêtements de marque pour afficher une identité, gadgets technologiques dernier cri, sorties nocturnes effrénées. Ainsi, le jeune qui adopte le dernier style à la mode ou qui s’enivre des mêmes expériences que ses pairs peut croire s’affirmer, alors qu’il ne fait que remplacer le conformisme familial par un autre conformisme, plus marchand. Dans un contexte comme le Liban, où la modernité cohabite avec des traditions fortes, cette dynamique est frappante: l’adolescent peut être tenté de résoudre ses tensions en se réfugiant dans le consumérisme ostentatoire (vêtements de luxe, voiture, fêtes coûteuses, consommation de drogue) au lieu d’explorer son malaise et sa différence plus en profondeur. La consommation excessive masque le conflit symbolique: elle anesthésie le questionnement identitaire sous la pulsion immédiate et l’appartenance factice à un groupe. On croit se distinguer en achetant tel produit, mais en réalité, on imite un modèle publicitaire, on se fond dans la masse des consommateurs. Le résultat est une impasse identitaire: la vraie différence, celle qui ferait de lui un être unique et autonome, peine à émerger sous les masques du conformisme consumériste. L’adolescence devrait être l’âge de tous les contrastes, de l’opposition féconde aux modèles établis; si la société détourne cette énergie vers des futilités, le jeune adulte en paiera le prix plus tard, souvent par une crise existentielle différée.
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