Le manifeste effaçable de Virgil Abloh
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Un livre qui disparaît à la chaleur. Une idée forte qui interroge la mémoire, le statut de l’œuvre et la fragilité du message. Avec ce manifeste imprimé pour s’effacer, Virgil Abloh transforme l’édition en un acte aussi créatif qu’engagé.

En 2021, quelques mois avant sa mort, le designer et artiste Virgil Abloh lançait l’un de ses projets les plus déroutants et les plus puissants, celui d’un ouvrage imprimé à l’encre thermosensible, conçu pour disparaître au contact de la chaleur. Un livre qui s’efface. Littéralement. Non pas une simple métaphore de l’éphémère, mais une matérialisation directe de la volatilité du message. Un geste éditorial fort, dans la lignée des avant-gardes artistiques, qui place la mémoire, le support et la transmission au cœur de la réflexion. Une œuvre pensée pour ne pas durer. Pour ne pas se conserver. Pour être vécue dans l’instant, ou perdue à jamais.

Ce manifeste, intitulé Figures of Speech, prolonge l’exposition éponyme que le Museum of Contemporary Art de Chicago avait consacrée à Abloh en 2019. Mais dans cette édition spéciale, publiée par DelMonico Books et le MCA, l’objet-livre devient expérimentation. La couverture blanche semble banale. À l’intérieur, du texte, des images, des prises de position sur l’art, la mode, la culture visuelle moderne. Sauf que cette version exclusive a été imprimée avec une encre effaçable activée par la chaleur. L’exposition au soleil, la chaleur de la main, un radiateur ou même le passage du temps suffisent à faire disparaître les mots. La page se vide. Le contenu s’efface. Le manifeste devient silence.

Abloh n’en était pas à son premier geste fort. Directeur artistique chez Louis Vuitton, fondateur d’Off-White, architecte de formation, DJ, collaborateur de Kanye West, il avait toujours oscillé entre culture de masse et critique de cette culture. Il avait fait inscrire sur ses créations des mots entre guillemets, «SCULPTURE» sur un sac, «SHOELACES» sur des lacets, pour désigner, détourner, désacraliser. Il avait repensé les objets en soulignant leur fonction, leur statut ou leur absurdité. Mais ici, avec Figures of Speech, il pousse le geste plus loin, il sabote lui-même la possibilité d’en faire une archive.

Dans une époque où tout est immédiatement stocké, archivé, sauvegardé dans les nuages, Virgil Abloh propose l’inverse. Un message qu’on ne peut pas garder. Un livre qu’on ne peut pas relire. Une idée qui vit dans l’instant ou disparaît. Ce choix est d’autant plus poignant que la disparition prématurée d’Abloh, emporté par un cancer en novembre 2021 à seulement 41 ans, confère à ce geste une résonance presque testamentaire. L’homme qui dessinait des baskets devenues icônes s’attaque ici à un autre objet fétiche, le livre. Non pas pour le glorifier, mais pour le mettre en crise.

Le livre effaçable de Virgil Abloh est aussi un clin d’œil aux artistes conceptuels des années 1960-70. On pense à Marcel Duchamp, bien sûr, mais aussi à On Kawara, à Dieter Roth, ou encore à John Baldessari. Tous ont joué avec le langage, l’absence, la disparition comme matériau artistique. Abloh s’inscrit dans cette tradition, tout en la projetant dans un environnement saturé de données et de permanences numériques. Dans ce monde où l’on exige des preuves, des captures d’écran, des documents, des archives, Abloh rappelle que le pouvoir d’un message ne réside pas dans sa conservation, mais dans sa réception.

C’est là que réside la force de ce manifeste effaçable, il met le lecteur dans une position d’urgence. Lire devient un acte de présence. On ne lit pas ce texte pour le ranger sur une étagère ou le revendre plus tard comme un objet collector (même si l’objet est aujourd’hui introuvable et très prisé). On le lit parce qu’il va disparaître. L’expérience est intime. On peut noter à la main ce qu’on veut garder. Photocopier les pages. Photographier les mots avant leur effacement. Mais tout cela souligne une seule chose, le contenu n’est pas fait pour durer.

Certains ont vu dans ce geste une critique de la consommation. D’autres, une métaphore du capitalisme moderne, où même l’art est périssable. D’autres encore, une référence aux réalités raciales et sociales que traversait Abloh, un homme noir dans une industrie majoritairement blanche, un créateur qui a toujours dû laisser sa trace dans un monde prompt à l’effacer. Peut-être y a-t-il un peu de tout cela. Car Abloh ne séparait jamais la forme du fond. Son art était conceptuel, mais aussi profondément ancré dans les codes visuels de son époque. Il citait James Baldwin, rappelait l’histoire du hip-hop, liait architecture et streetwear, art contemporain et marketing. Il savait que chaque objet est aussi un signe, et chaque disparition, une manière de dire.

Ce manifeste effaçable est donc un objet limite. Il défie l’archive, mais il s’archive malgré lui. Il prétend s’effacer, mais sa réputation, son concept, sa rareté lui confèrent une présence durable. C’est là tout le paradoxe. Le geste artistique d’Abloh joue avec les limites de la matérialité. Plus un objet est fragile, plus il devient précieux. Et plus il menace de disparaître, plus on cherche à le conserver, même en le photographiant, en le documentant, en le racontant comme ici.

Il faut aussi voir dans ce projet une critique du fétichisme culturel. Aujourd’hui, les livres d’art sont souvent des objets luxueux, tirés à peu d’exemplaires, emballés comme des reliques. Abloh casse cette logique. Il donne un objet voué à la disparition. Un livre qui ne résiste ni au temps, ni à la chaleur, ni à la main. Un livre qui meurt pour mieux transmettre une idée.

À l’heure où les NFT promettent une éternité numérique et où l’intelligence artificielle tente d’immortaliser les styles, Abloh rend à l’art sa vulnérabilité. Il nous rappelle que ce qui a de la valeur n’est pas ce qui dure, mais ce qui touche. Ce qui disparaît en laissant une trace dans la mémoire. En cela, le geste de Virgil Abloh demeure, comme un manifeste écrit à l’encre du temps.

 

 

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