
La décision choc du président américain, Donald Trump, de lever les sanctions économiques sur la Syrie, couplée à la chute du régime Assad, pourrait redéfinir radicalement la gestion du dossier des déplacés syriens au Liban. À moins que la décision de leur retour définitif dans leur pays ne fasse toujours pas partie du «deal» concocté entre les différentes parties prenantes à l’affaire.
Mise en contexte
C’est une décision qui bouleverse les équilibres régionaux. En annonçant la levée complète des sanctions américaines contre la Syrie, Donald Trump a mis fin, le 13 mai dernier et depuis l’Arabie saoudite où il se trouvait, à plus d’une décennie d’isolement économique imposé à Damas. Ce tournant intervient quelques mois après la chute, le 8 décembre 2024, du régime de l’ancien président syrien, Bachar el-Assad, emporté par un double mouvement de désaffection populaire et de désengagement de ses derniers soutiens internationaux.
Au Liban, cette évolution géopolitique a une résonance immédiate et brûlante: que va-t-il advenir des quelque 1,5 million de déplacés syriens présents sur son sol – sachant qu’il s’agit d’une estimation officielle, les experts évoquant plutôt un nombre qui dépasse les 2 millions de Syriens au Liban? Qu’en est-il des mécanismes d’aide humanitaire qui les soutiennent? Seront-ils maintenus ou, au contraire, tiendra-t-on compte de la nouvelle donne qui s’impose dans la région?
La fin d’un prétexte diplomatique?
Pendant des années, la ligne défendue par de nombreuses ONG, agences des Nations unies et chancelleries occidentales était claire: tant que la Syrie restait sous le joug d’un régime autoritaire et sous sanctions, le retour des déplacés n’était ni sûr, ni digne, ni durable. Cette position a justifié le maintien de programmes massifs d’assistance, en particulier au Liban.
Or, aujourd’hui, cette base d’argumentation s’effondre. «Il n’y a plus de justification, quelle qu’elle soit – humanitaire, économique, politique ou juridique – pour maintenir ces populations dans les pays hôtes, y compris au Liban», explique-t-on de source proche du dossier. «La fin du régime et des sanctions signifie que la voie du retour est désormais techniquement et politiquement ouverte», martèle-t-on.
Pourquoi?
Primo, le «risque» politique et sécuritaire a été éliminé, quand bien même il n’est de secret pour personne que les déplacements des Syriens entre Damas et Beyrouth n’étaient aucunement rares pendant la guerre, sous le régime Assad. Ils se faisaient bel et bien sous le regard de la communauté internationale et des autorités locales, qui ont longtemps fait le choix de passer sous silence ce phénomène, pour des raisons qui sont connues de tous.
Ces raisons sont telles que les milliers de milliards d’euros déversés, au cours des dernières années, par les grandes instances et organismes humanitaires internationaux, à l’instar de la Commission européenne, pour «soutenir la stabilité socio-économique» du Liban, n’étaient pas anodins. À l’époque, l’Europe s’inquiétait immensément du phénomène de migration clandestine duquel elle devenait «victime», depuis, notamment, les côtes libanaises. Ainsi, et pour éviter de porter ce «poids», l’Union européenne a choisi de le faire subir aux pays les plus «défavorisés». En contrepartie de la «garde» des Syriens sur leur sol, l’UE s’engageait à faire preuve de «générosité», envers plusieurs pays, dont la Turquie (en 2016) et, plus tard, en mars 2024, la Tunisie, l’Égypte et la Mauritanie, aux termes d’accords conclus à cet effet. Une tentative de soudoiement masquée qui a bien porté ses fruits, en faveur de l’Europe.
Quelques mois plus tard, soit en mai 2024, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, misait sur une «bonne coopération» du Liban pour lutter contre l’immigration clandestine vers le vieux continent. Une coopération rémunérée, bien évidemment, puisque la somme d’un milliard d’euros avait alors été débloquée et répartie entre 736 millions d’euros destinés à faire face à la crise syrienne et 264 millions qui seront accordés pour aider les forces de sécurité, notamment pour le contrôle des frontières.
Des sommes qui, d’ailleurs, sont largement inférieures aux besoins réels en la matière (le coût annuel de la présence syrienne au Liban s’élevant à 2 milliards de dollars), mais qui auraient suffi pour «amadouer» une partie de la classe politique libanaise.
Si cet épisode semble bien lointain, les effets qui en découlent s’avèrent, néanmoins, toujours «en vigueur». En effet, l’accord conclu en mai 2024 entre la Commission européenne et le Liban stipule que le versement des «aides» sera échelonné sur une période de trois ans, le programme devant donc prendre fin en… 2027 ! Un délai qui, en principe, est applicable pour la question du maintien des déplacés syriens au Liban. À moins que le gouvernement libanais, récemment formé, décide de se réapproprier sa souveraineté comme prôné dans sa déclaration ministérielle et d’imposer le Liban comme un véritable État de droit, où les textes de loi, notamment ceux en vertu desquels le Liban n’est pas un pays d’accueil, mais de transit, sont appliqués.
Il s’agit là, et pour rappel, du protocole d’accord, établi en 2003 entre la Sûreté générale et le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) à Beyrouth et selon lequel le Liban n’est pas un pays d’asile permanent. Conformément à ce protocole, le HCR devrait, lui, procéder au relogement des déplacés dans un pays tiers, dans un délai de six mois, renouvelable exceptionnellement une seule fois.
Élément juridique duquel aussi bien les autorités libanaises que la communauté internationale ont fait fi. Dans une interview précédemment accordée, à Ici Beyrouth, par un haut responsable de la Commission européenne, ce dernier avait explicitement déclaré: «Il est vrai que les besoins du Liban sont supérieurs à ceux accordés, mais n’oubliez pas que le pays profite économiquement de la présence des déplacés, puisque les contributions (en devises étrangères) que nous déversons aux Syriens sont confinées à l’intérieur du territoire». «Cela, sans évoquer la main d’œuvre qu’ils représentent, bon nombre de Libanais ne s’adonnant pas aux travaux auxquels s’adonnent les Syriens», avait-il alors poursuivi. De quoi faire frémir ceux (les rares qui existent) qui tiennent dignement au principe de souveraineté.
Le Liban à bout de souffle
Pour le Liban, qui traverse sa pire crise économique depuis un siècle, le non-retour des déplacés fait craindre un basculement démographique, économique et social. «La société libanaise est arrivée à saturation», alerte un analyste politique libanais. D’autant plus qu’au lendemain de la chute du régime Assad et avec l’exacerbation des tensions communautaires en Syrie (notamment entre les nouvelles forces syriennes armées d’Ahmad el-Chareh, les alaouites et les druzes), le Liban assiste à de nouvelles vagues de déplacements.
Selon les chiffres de la direction générale de la Sûreté générale, un total de 2.080.000 ressortissants syriens, «soit plus de la moitié de la population résidente libanaise estimée à moins de quatre millions», s’indigne Samir Daher, conseiller de l’ancien Premier ministre, Najib Mikati. «Ce ratio est continuellement amplifié par les milliers de naissances enregistrées chaque année chez les Syriens – 40.000 en 2023, contre 65.000 pour les Libanais –, atteignant un total de 280.000 naissances syriennes depuis le début de la vague migratoire», souligne-t-il. Outre les Syriens, «d'autres étrangers résident au Liban, dont 270.000 Palestiniens et 250.000 ressortissants arabes, africains et asiatiques travaillant comme employés de maison, pompistes et employés d'entreprises de nettoyage», poursuit-il. Au total, «6,5 millions d'habitants vivent sur un territoire de 10.452 km², ce qui porte la densité de population du Liban à 620 personnes/km², l'une des plus élevées au monde (hormis Monaco, Singapour, Hong Kong,…)», ajoute-t-il.
Si certains responsables politiques appellent déjà à une révision rapide des politiques d’accueil, d’autres, plus directement, demandent à l’Organisation des Nations unies de coordonner un plan de retour encadré vers la Syrie.
Reste à savoir comment réagiront les principaux concernés. Une partie d’entre eux, notamment ceux originaires de zones dévastées ou ayant subi des persécutions, reste méfiante. Le changement de régime en Syrie n’efface pas les traumatismes ni les rancunes. Mais pour d'autres, la fin des sanctions ouvre une perspective de retour qui, même incertaine, pourrait enfin devenir envisageable.
Les prochains mois seront cruciaux, et une chose est sûre: le statu quo n’est plus tenable.
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