De la Syrie à l’Ukraine: le Golfe, nouveau hub de la diplomatie mondiale (2/2)
©Ici Beyrouth

À l’heure où les négociations relatives à l’invasion russe en Ukraine s’accélèrent, tandis que celles autour de la Syrie commencent à aboutir, les pays du Golfe occupent plus que jamais le centre de l’attention diplomatique mondiale. De Mascate à Doha, en passant par Riyad et Abou Dhabi, voici les caractéristiques de ce nouveau rayonnement du Golfe.

Mardi 13 mai, le président américain Donald Trump était reçu en grande pompe à Riyad par le prince héritier saoudien et dirigeant de facto du Royaume, Mohammed ben Salmane (MBS). Pour le locataire de la Maison Blanche, il s’agissait de la première étape d’une tournée aux enjeux colossaux.

En termes économiques d’abord, puisque celui-ci a négocié des contrats absolument colossaux, d’abord avec Riyad (142 milliards $), puis avec le Qatar voisin (96 milliards $), avant d’atterrir aux Émirats arabes unis (EAU).

Mais ce qui retient surtout l’attention des observateurs internationaux, c’est bien comment M. Trump a abordé les multiples dossiers brûlants que sont Gaza, la Syrie et l’Ukraine. Après avoir ramené Israël à la table des négociations concernant l’enclave palestinienne, la Maison Blanche a ensuite encouragé une rencontre russo-ukrainienne à Istanbul – finalement avortée –, dernier épisode d’une série de tractations qui avaient commencé à Riyad.

Mais surtout, elle a annulé les sanctions américaines contre la Syrie. Un feu vert adressé au président par intérim Ahmed el-Chareh pour la reconstruction de son pays… Et surtout un nouveau coup d’éclat pour les pays du Golfe. Néanmoins, si la guerre Israël-Hamas reste l’apanage des diplomates émérites de Doha au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG), les deux autres mettent en avant les EAU et, surtout, l’Arabie saoudite.

Deux pays qui, comme leurs voisins qatari et omanais, connaissent une stabilité politique leur permettant une planification de leur politique étrangère sur le long terme ainsi que d’importantes richesses tirées de l’exploitation des ressources naturelles. En revanche, ces capitales sont moins réputées pour leur approche consensuelle que pour leur utilisation de la coercition… du moins, jusqu’à présent.

EAU: de la prudence stratégique à l’interventionnisme

Depuis sa fondation en 1971, la diplomatie des EAU s’est développée dans un souci de stabilité et de sécurité régionale. Une position qui passe d’abord par une alliance solide avec les États-Unis et l’Arabie saoudite avec, en premier lieu, l’alignement sur leurs positions face à la République islamique d’Iran et au cours de la guerre du Golfe (1990-1991).

Pendant plusieurs décennies, la politique étrangère d’Abou Dhabi demeure prudente, marquée par une discrétion calculée. En parallèle, le pays développe son «soft power» à partir des revenus générés par la rente pétrolière.

Mais les révoltes arabes de 2011 provoquent une rupture dans la posture émirienne, qui évolue sensiblement à la suite de ces événements. Inquiets de la progression des partis islamistes – notamment des Frères musulmans –, les EAU adoptent en conséquence une diplomatie plus interventionniste.

Désormais, ceux-ci n’hésitent pas à soutenir militairement ou financièrement les régimes et mouvements opposés à l’islam politique, comme en Égypte ou en Libye.

Un second tournant majeur intervient en 2020, avec la signature des accords d’Abraham, officialisant la normalisation des relations du pays avec Israël. Ce rapprochement inédit dans le Golfe marque l’émergence d’une diplomatie émirienne décomplexée, qui assume son pragmatisme au nom de la sécurité, de la modernité et de l’intégration économique dans un nouvel ordre régional en mutation.

Entre puissance économique, soft power et fermeté idéologique

Aujourd’hui dirigés par Mohammed ben Zayed al-Nahyane (abrégé en MBZ), président de la fédération et émir d’Abou Dhabi, les EAU font reposer leur diplomatie sur une combinaison habile entre puissance financière, rayonnement culturel et fermeté idéologique.

Grâce à leurs revenus pétroliers et gaziers, les EAU se sont dotés d’une capacité d’influence hors norme: investissements stratégiques à l’étranger, partenariats technologiques, diplomatie humanitaire et activisme dans les grandes enceintes internationales. Le soft power émirien passe aussi par l’organisation d’événements mondiaux – comme la COP28 – et des projets emblématiques tels que le Louvre d’Abou Dhabi ou la mission spatiale «Hope».

Cette vitrine contraste toutefois avec une ligne rouge très claire: la lutte contre l’islam politique. En rupture avec le Qatar, perçu comme trop conciliant avec les islamistes, les Émirats défendent une vision autoritaire et séculière de la stabilité régionale.

Une posture qui suscite des critiques sur leur rôle dans des conflits au Yémen, en Libye ou au Soudan. Souvent perçue comme centralisée autour d’Abou Dhabi, leur diplomatie peut manquer de consensus: au niveau interne avec les autres émirats, mais aussi sur le plan régional, notamment avec Doha.

Pourtant, leur capacité d’adaptation, leur proximité avec les États-Unis, la Chine et Israël, ainsi que leur neutralité affichée dans certains dossiers comme l’Ukraine ou l’Iran, leur permettent de rester un acteur incontournable dans la région. C’est notamment Abou Dhabi qui a transmis en mars dernier une lettre de Donald Trump au guide suprême iranien, Ali Khamenei, débouchant sur les négociations aujourd’hui en cours.

Les EAU ont aussi négocié plusieurs échanges de prisonniers entre l’Ukraine et la Russie. Mais surtout, c’est la révélation, par Reuters, de négociations secrètes entre Israël et la Syrie sous l’égide d’Abou Dhabi, au début du mois de mai, qui dévoile l’implication émirienne dans les tractations régionales. Des pourparlers qui, sans pour autant aboutir à un véritable accord, permettent néanmoins de maintenir un dialogue dans un contexte de tensions accrues en Syrie.

Arabie saoudite: l’éveil du géant

Mais Abou Dhabi s’est rapidement fait voler la vedette sur le dossier syrien par son allié et voisin, l’Arabie saoudite, à travers la rencontre Trump-Chareh. Un développement qui illustre l’irruption récente de Riyad dans le jeu diplomatique mondial.

Depuis sa fondation et pendant plusieurs décennies, le royaume saoudien a progressivement construit une diplomatie singulière, à l’intersection de la puissance économique, du poids religieux et d’alliances stratégiques. La découverte du pétrole dans les années 1930 et la création d’Aramco ont rapidement hissé le Royaume parmi les acteurs énergétiques majeurs, lui offrant un levier d’influence planétaire.

À partir des années 1970, Riyad utilise la manne pétrolière pour financer une diplomatie de prestige. Cela va de l’aide au développement au financement de mosquées et à la diffusion du wahhabisme, sa doctrine religieuse officielle, fondée sur une interprétation ultraconservatrice de l’islam sunnite.

Allié indéfectible de Washington pendant la Guerre froide, le Royaume se positionne comme un partenaire-clé du bloc occidental dans la région, tout en jouant un rôle modérateur au sein du monde arabe. Cependant, sa diplomatie reste longtemps prudente, marquée par une certaine réserve sur les dossiers brûlants.

Le tournant intervient dans les années 2010, avec l’arrivée de MBS: volonté de rupture avec le passé, affirmation du leadership régional, interventions plus musclées – au Yémen notamment – et volonté de remodeler la région selon les intérêts de Riyad. Ce changement de cap reflète un royaume en pleine mutation, soucieux de faire valoir ses ambitions sur la scène internationale tout en consolidant son pouvoir interne.

Ressorts et limites d’une diplomatie saoudienne en mutation

La diplomatie saoudienne s’impose aujourd’hui comme un acteur de plus en plus central. S’appuyant sur trois leviers majeurs – son pouvoir financier issu du pétrole, son statut religieux en tant que gardien des lieux saints de l’islam et sa volonté d’influence géopolitique – Riyad adopte une diplomatie offensive et multifacette, pour s’imposer comme puissance médiatrice mondiale.

Une stratégie inscrite dans le cadre du plan Vision 2030, un outil de soft power mis en place par MBS et visant à diversifier l’économie saoudienne, tout en modernisant le pays. Dans ce but, le Royaume cherche à renforcer son influence régionale, afin d’attirer les investissements et de stabiliser la région.

C’est pourquoi celui-ci multiplie les initiatives pour se positionner comme médiateur clé dans les grandes crises, depuis l’accueil de pourparlers sur la guerre au Soudan puis celle en Ukraine jusqu’à l’organisation de sommets sur la reconstruction de Gaza avec la France. Les réunions internationales sur la Syrie post-Assad et le renforcement des relations avec le Liban du président Joseph Aoun s’inscrivent aussi dans cette démarche, tout comme un rapprochement progressif avec Israël.

Toutefois, cette ambition ne va pas sans contreparties. En effet, la diplomatie saoudienne reste exposée à plusieurs limites. Image brouillée par son interventionnisme (Yémen, embargo contre le Qatar), difficultés à fédérer certains partenaires y compris au sein du CCG, contradictions internes entre modernisation économique et autoritarisme politique… À l’heure actuelle, le rôle du Royaume reste généralement limité à la mise à disposition d’un espace neutre, sans pour autant faire preuve d’une influence diplomatique concrète.

Si la diplomatie saoudienne a gagné en audace, elle reste fragile, tiraillée entre affirmation de puissance et nécessité de compromis. Son avenir dépendra de sa capacité à conjuguer ambition régionale, attractivité internationale et stabilité intérieure.

 

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