Une toile d’Artemisia Gentileschi, sauvée du palais Sursock, renaît au J. Paul Getty Museum
«Hercule et Omphale» d’Artemisia Gentileschi, peint vers 1635–1637, a été presque entièrement restauré par Ulrich Birkmaier, conservateur principal des peintures au Getty. Huile sur toile, 200 × 250 cm. Artemisia Gentileschi (Italienne, 1593–1654). Collection du palais Sursock, Beyrouth, Liban. ©© 2025 J. Paul Getty Trust.

Miraculeusement rescapée de l’explosion du port de Beyrouth, une œuvre oubliée d’Artemisia Gentileschi, conservée dans le palais Sursock, retrouve la lumière au J. Paul Getty Museum de Los Angeles. Sa restauration marque un événement culturel majeur, entre mémoire, résilience et hommage au génie féminin de l’art baroque.

Le 4 août 2020, à 18h07, une détonation fracasse le ciel de Beyrouth. Une onde de choc dévaste le port, pulvérise des quartiers entiers, fait plus de 230 morts, et laisse derrière elle un paysage de ruines et de stupeur. Parmi les nombreux édifices touchés, le palais Sursock, joyau du patrimoine libanais, a vu ses portes soufflées, ses vitraux brisés, et plusieurs œuvres de sa collection privée gravement endommagées. Le bâtiment, fermé depuis l’explosion, attend toujours sa restauration complète.

Dans ce paysage de ruines, une renaissance inattendue émerge pourtant: celle de la toile Hercule et Omphale, attribuée à Artemisia Gentileschi, l’une des premières grandes peintres de l’histoire de l’art occidental.

Cette œuvre, que l’on croyait disparue depuis des siècles, est désormais exposée au J. Paul Getty Museum de Los Angeles après deux années d’une restauration méticuleuse. Son parcours, de l’oubli à l’éblouissement, raconte à la fois le pouvoir de résilience de l’art, la fragilité du patrimoine, et la force intemporelle d’une artiste qui défia les codes de son temps.

Hercule et Omphale faisait partie de la collection du palais Sursock, hébergée dans un édifice ottoman du XIXe siècle ayant appartenu à la famille Sursock. Lors de l’explosion, la toile est lacérée, trouée, arrachée de son châssis, couverte de gravats, de verre brisé, de poussière. C’est un champ de ruines pictural. Pourtant, son potentiel de rédemption est identifié par des experts libanais et internationaux.

L’historien de l’art libanais Gregory Buchakjian, qui s’était penché sur deux toiles anonymes conservées dans le palais Sursock dans son mémoire de master, publie peu après l’explosion un article dans la revue Apollo. Il y évoque les ravages causés à la culture libanaise, tout en soulignant la possible attribution de ces œuvres à Artemisia Gentileschi. Ce signal d’alarme attire l’attention du monde muséal. Rapidement, des comparaisons stylistiques, des analyses scientifiques et des recoupements historiques permettent de conclure: Hercule et Omphale est bel et bien une œuvre originale de Gentileschi, signée de sa main, probablement peinte à Naples dans les années 1630.

C’est au J. Paul Getty Museum de Los Angeles que l’œuvre est envoyée pour restauration, dans le cadre d’une collaboration avec les institutions libanaises. Le chantier débute en 2022. La toile est en piteux état. «C’était l’un des projets les plus complexes de ma carrière, mais aussi l’un des plus gratifiants», confie Ulrich Birkmaier, restaurateur en chef au Getty. Aidé de l’expert italien Matteo Rossi Doria, il entreprend un travail de longue haleine: reconstituer le support en le doublant de nouveau tissu, renforcer la structure avec un châssis souple, retirer les débris et couches de vernis, nettoyer la surface avec précaution, et enfin, restituer les détails manquants à l’aide d’analyses aux rayons X.

Certaines zones, totalement détruites, sont reconstruites en s’appuyant sur la technique et le langage visuel d’Artemisia elle-même. Grâce à ces méthodes avancées, les couleurs vibrent à nouveau, les contours reprennent vie, et les personnages – Omphale, Hercule, Cupidon – retrouvent leur présence théâtrale et symbolique.

 


Détail montrant les dommages causés par l’explosion. © Fondation J. Paul Getty

La toile représente un épisode mythologique peu traité à l’époque: celui d’Hercule, le héros viril par excellence, réduit à l’état de serviteur par Omphale, reine de Lydie. Dans une inversion radicale des genres, Omphale porte la peau du lion tué par Hercule, tandis que lui tient un fuseau de laine, emblème de féminité et de soumission. Cupidon, rieur, survole la scène, ajoutant une note d’ironie à ce renversement.

Ce choix de sujet est loin d’être anodin. Artemisia Gentileschi, violée à dix-sept ans par son mentor, puis traînée en justice dans un procès public humiliant, a fait de la représentation de femmes puissantes le cœur battant de son œuvre. Judith décapitant Holopherne, Suzanne et les vieillards, Cléopâtre, toutes incarnent une même volonté: montrer que les femmes peuvent être les agents de leur propre destin. Hercule et Omphale s’inscrit dans cette lignée, mais avec une subtilité plus sensuelle et politique: elle interroge l’équilibre des forces, la plasticité du genre, et les jeux de domination dans le désir.

«Cette période napolitaine de la vie d’Artemisia est souvent considérée comme un déclin, alors qu’elle marque en réalité l’apogée de sa maîtrise technique et de sa stratégie artistique», explique Davide Gasparotto, conservateur au Getty. À Naples, où elle s’installe en 1630, Gentileschi développe un atelier dynamique, adapte ses œuvres aux commandes aristocratiques, et multiplie les formats monumentaux.

La réapparition de Hercule et Omphale oblige à reconsidérer cette dernière phase de son parcours, longtemps reléguée à l’ombre de ses débuts romains. C’est une Artemisia stratège, entrepreneuse, visionnaire, qui se dévoile ici, capable de séduire des mécènes, de déjouer les codes patriarcaux, et de construire une œuvre profondément actuelle, trois siècles avant l’heure.

La toile restaurée est aujourd’hui le cœur d’une exposition au Getty Center, intitulée «Les femmes puissantes d’Artemisia: sauver un chef-d’œuvre». Autour d’elle, d’autres œuvres majeures de la peintre, dont Bethsabée et David ou un autoportrait en martyre, prêtées par le Columbus Museum of Art. L’ensemble compose un hommage à une figure artistique pionnière, à la croisée de l’histoire de l’art, du féminisme et de la mémoire culturelle.




Le chef des restaurateurs du musée, Ulrich Birkmaier, examine la toile. © Fondation J. Paul Getty

Un legs invisible: Lady Yvonne Sursock Cochrane

Si cette œuvre a pu traverser la catastrophe, c’est aussi grâce à l’engagement de toute une lignée. Le palais Sursock fut la demeure de Lady Yvonne Sursock Cochrane, mécène, philanthrope, et protectrice infatigable du patrimoine libanais. Elle s’est battue toute sa vie pour préserver l’intégrité architecturale et culturelle du Liban. Elle est décédée le 25 août 2020, dix-sept jours après l’explosion, à 98 ans. La résurrection de la toile peut être lue comme un hommage discret à son œuvre de transmission.

L’exposition voyagera ensuite vers Columbus avant un retour attendu au Liban. Car, malgré sa restauration spectaculaire et sa visibilité internationale, Hercule et Omphale appartient d’abord à Beyrouth: «Nous sommes honorés de pouvoir accueillir cette toile, mais elle retournera chez elle», affirme Timothy Potts, directeur du Getty Museum. «Son histoire est celle de la fragilité de l’art, mais aussi de sa puissance à survivre.»

En effet, Artemisia, depuis le silence des siècles, continue de parler.

Commentaires
  • Aucun commentaire