Respire qui peut! L’envers toxique de nos générateurs
Les générateurs de quartier: ils éclairent nos rues... et obscurcissent nos poumons. ©AFP

L’air que respirent les Libanais tue. Dans un pays privé d’électricité depuis des années, les générateurs de «quartier» ont envahi tout le territoire. Alors que leur ronronnement s’est imposé comme la bande-son de nos nuits sans courant, leur impact, lui, dépasse de loin le simple inconfort auditif. Invisibles à l’œil nu, leurs émanations étouffent à petit feu un pays déjà à bout de souffle. Masques sur le nez et détermination chevillée au corps, Ici Beyrouth s’est penché sur le cas de ces générateurs tueurs.

Ils sont apparus dans les années 1990, juste après la fin de la guerre civile. Quatre décennies plus tard, ils sont toujours là – plus puissants, plus nombreux, plus bruyants. Une génération de Libanais a grandi avec une autre génération: celle des générateurs. Ces mastodontes diesel ont colonisé les rues, les balcons, les toits, les arrière-cours. Le Liban s’illumine à coups d’explosions de décibels et de nuages toxiques.

Et comme si cela ne suffisait pas…

À ce paysage déjà irrespirable viennent s’ajouter nos spécialités locales. Car au Liban, on ne se contente pas de polluer, on le fait avec panache. Griller des pneus pour bloquer une route? Une tradition. Laisser les ordures s’accumuler aux carrefours? Un classique. Les incinérer à l’air libre pour «faire de la place»? Pratique (mais toxique). Les pots d’échappement, les feux d’artifice, les camions qui crachent leur mazout au visage des infortunés passants. Sans oublier les explosions diverses, gracieusement offertes par Israël à chaque nouvelle flambée contre le Hezbollah, ou les missiles iraniens qui illuminent le ciel en route vers l’État hébreu: qui sait ce qu’ils laissent derrière eux, mis à part des traces de phosphore et une odeur de fin du monde? Portent-ils aussi des particules nocives? Allez savoir.

Mais concentrons-nous, pour l’instant, sur ces bons vieux générateurs, ces bruyants colocataires qui alimentent nos ventilateurs… en asphyxiant nos poumons.

Générateurs: la lumière qui tue

Des ruelles de Beyrouth aux hauteurs de Faraya, les générateurs pullulent: on en recense environ 6.500 à travers le pays, déversant chaque jour leurs bouffées toxiques dans un air déjà saturé. Ils ont peu à peu pris le relais d’Électricité du Liban (EDL), la compagnie nationale, minée par des décennies de mauvaise gestion et de corruption, qui ont coûté à l’État près de 43 milliards de dollars (37,8 milliards d’euros) entre 1993 et 2020. Fortement subventionné, le secteur s’est effondré avec la crise financière, ouvrant grand la voie à ces mastodontes privés. Depuis 2019, leur prolifération anarchique s’est accélérée, nourrie par l’effondrement du réseau public. Aujourd’hui, les générateurs font partie du paysage urbain, au même titre que les câbles emmêlés et les sacs-poubelle éventrés. Mais ces générateurs, eux, tuent à petit feu.

Leur principal poison? Les particules fines PM₂.₅, issues du diesel, capables de pénétrer profondément les voies respiratoires, de s’y loger, d’aggraver des pathologies existantes, ou d’en déclencher de nouvelles.

Des maladies respiratoires à la pelle

Pneumologue, cheffe du service de pneumologie à l’Hôpital du Mont-Liban à Hazmieh, la Dre Carole Youakim est formelle: «La pollution de l’air extérieur au Liban est principalement causée par le trafic routier, les générateurs diesel, les émissions industrielles et le chauffage domestique. Les concentrations de particules fines (PM₂.₅ et PM₁₀) dépassent régulièrement les normes de sécurité établies par l’Organisation mondiale de la santé – jusqu’à 200% dans certaines régions, notamment à Beyrouth.»

Elle développe: «Ces niveaux excessifs de pollution sont clairement associés à une augmentation des maladies allergiques, de l’asthme et de la BPCO (bronchopneumopathie chronique obstructive), surtout chez les adultes d’âge moyen. Une étude fondée sur des modélisations a d’ailleurs révélé que les générateurs diesel contribuent à piéger les particules fines dans les zones urbaines, aggravant ainsi l’exposition des habitants. On constate une hausse inquiétante des cas de cancers du poumon chez des patients non-fumeurs, y compris parmi les jeunes. Cette tendance est préoccupante. Toutefois, à ce jour, il n’existe pas d’étude établissant un lien direct de cause à effet entre l’exposition aux générateurs et l’incidence du cancer. Il s’agit d’un champ de recherche encore à développer.»

Allergologue et professeure associée à l’HDF, la Dre Carla Irani précise: «Les particules fines sont particulièrement nocives pour les voies respiratoires. Plus elles sont petites, plus elles pénètrent profondément dans l’arbre respiratoire. Les PM2.5 atteignent les petites voies aériennes, provoquant inflammations, asthme et bronchites chroniques.»

Elle met en garde: «Chez les patients asthmatiques ou allergiques, toutes les études internationales sont unanimes: la pollution et le changement climatique aggravent les symptômes. Quand le pollen est combiné à un polluant, son pouvoir allergène est multiplié. On observe aujourd’hui des saisons polliniques plus longues, et même en ville, les gens souffrent davantage qu’à la montagne, à cause de cette combinaison allergène-polluant.»

Elle relève également: «La rhinite allergique touche entre 30 et 40% de la population, et l’asthme entre 8 et 10%. Ce qui est inquiétant, c’est de voir des enfants sans antécédents familiaux développer ces maladies. On observe aussi une augmentation des cas d’urticaire chronique, d’eczéma, et même de sensibilisation in utero. L’exposition à la pollution est un stress physique permanent.»

Selon une étude de l’AUB, la concentration de particules toxiques dans certains quartiers a plus que doublé depuis la crise économique. «Nous sommes dans des seuils d’alerte rouge», confirme un chercheur en santé environnementale.

Une explosion silencieuse

Oncologue et professeur de médecine, le Dr Marwan Ghosn est directeur du programme post-universitaire d’hématologie-oncologie à la faculté de médecine de l’USJ. Pour lui, le constat est sans appel: En cinq ans, les cas de cancer du poumon ont augmenté de 30%. C’est énorme. Et cela ne concerne pas uniquement les fumeurs.» La pollution atmosphérique, notamment celle due aux générateurs, accentue les cas d’allergies, de maladies pulmonaires chroniques comme l’asthme ou la bronchite, et à terme, les cancers.

Il met en perspective: «Une étude britannique a montré qu’à chaque augmentation du niveau de pollution, on observe une élévation nette des maladies inflammatoires chroniques pulmonaires, qui, à long terme, favorisent le développement du cancer du poumon, même en l’absence de tabagisme.»

Le Dr Ghosn nuance cependant: «Les générateurs sont une source de pollution considérable, mais ce ne sont pas les seules. Quelle que soit l’origine du polluant – pot d’échappement, camion ou générateur –, cela augmente le niveau global de pollution, et un risque accru de cancer. Ce sont surtout les maladies chroniques respiratoires qui explosent: asthme, bronchites, maladies inflammatoires.»

Il avance un chiffre glaçant: 15.000 nouveaux cas de cancer par an, dont 3.000 de cancer du poumon. Et ce dans un pays sans statistiques récentes: le dernier registre national remonte à 2016. Ce que nous savons, en revanche, c’est que les causes les plus claires et les plus directes de cancer sont le tabac et le narguilé. Et à ce propos, chaque chicha équivaut à environ 80 cigarettes.

Une loi… ignorée

Et pourtant, la loi existe: des filtres antipollution sont théoriquement obligatoires sur les générateurs. Mais les contrôles sont quasi inexistants. En mars 2023, une circulaire ministérielle rappelait cette obligation… restée lettre morte.

Le solaire reste inaccessible pour beaucoup. Mais certaines municipalités expérimentent aujourd’hui des générateurs partagés avec filtres intégrés. Une loi sur la qualité de l’air et les émissions existe déjà: encore faudrait-il qu’elle soit appliquée.

Et maintenant?

«Il est urgent de réglementer et d’appliquer les lois existantes, notamment en matière de tabac. Mais ça, c’est un autre chantier…», conclut Marwan Ghosn.

Le Liban s’éclaire, oui, mais à quel prix? À force de repousser les coupures, ce sont nos corps qui, un jour, risquent de lâcher.

Le courant passe.

Les poumons cassent.

 

 

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