
À flanc de montagne, dans les replis du Qalamoun syrien, le village de Maaloula s’accroche au temps comme à la pierre. Ses maisons couleur sable s’imbriquent dans la falaise, ses ruelles s’entrelacent comme les chapitres d’un récit ancien, les femmes saluent d’un «Shlomo» – une salutation en araméen. Dans l’air sec de cette enclave chrétienne, cette langue, celle du Christ selon la tradition, idiome des empires et des prophètes, oubliée du monde, continue de vibrer. Ici, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Damas, l’araméen reste parlé, murmuré, transmis – entre les murs, dans les chants, dans les gestes du quotidien. Ce miracle linguistique ne tient pas à un projet de conservation savant, mais à une chose plus fragile: l’attachement.
«C’est la langue de ma mère, de ma grand-mère. On ne l’a pas apprise à l’école, mais autour de la table, dans les histoires du soir, raconte Mrya, une jeune femme de 23 ans. À la maison, c’est l’araméen.»
Une histoire de religion
L’histoire de Maaloula est indissociable de ses racines chrétiennes. Dès les premiers siècles, le village devient un foyer monastique majeur, abritant des sanctuaires et des couvents comme le monastère Sainte-Thècle, du nom de la disciple de Paul de Tarse, figure centrale du christianisme oriental. Ces lieux, creusés à même la roche, avaient fait de Maaloula une halte spirituelle pour les pèlerins, bien avant l’islamisation de la région. L’araméen a survécu non seulement dans les foyers, mais aussi dans la liturgie.
Maaloula, c’est cette enclave chrétienne, orthodoxe et grecque-catholique, un petit îlot d’histoire linguistique au cœur d’une Syrie majoritairement arabophone et musulmane. Ce village – qui ne compte aujourd’hui que quelque 2.000 habitants, bien moins qu’avant la guerre – est l’un des derniers bastions de l’araméen, une langue qui fut autrefois la lingua franca du Moyen-Orient antique.
Contre vents et marées
L’araméen est une langue sémitique, cousine de l’arabe et de l’hébreu, née il y a près de 3.000 ans. Pendant plusieurs siècles, elle fut la langue officielle des grands empires, des inscriptions royales aux échanges commerciaux. Elle est surtout connue pour avoir été, selon la tradition chrétienne, la langue parlée par Jésus-Christ et ses disciples.
Mais depuis plusieurs siècles, l’araméen recule, victime des transformations historiques et politiques du Moyen-Orient. L’arabisation progressive, à partir du VIIe siècle, a lentement relégué l’araméen, dans les villes et les campagnes, au statut de langue minoritaire confinée à quelques communautés isolées.
D’après l’Unesco, les différents dialectes araméens regroupent aujourd’hui quelques dizaines de milliers de locuteurs dans le monde. Cette estimation, qui varie selon les sources, est souvent imprécise en raison des migrations, des guerres et du manque d’études récentes. Cette organisation des Nations unies classe l’araméen comme une langue «sérieusement en danger», au même titre que plus de 40% des langues du monde. Autrement dit, le cas de Maaloula est à la fois unique et symptomatique. Élias, enseignant d’histoire à Damas, rappelle que «les montagnes ont sauvé la langue». L’isolement géographique de Maaloula, juchée à plus de 1.500 mètres d’altitude, a permis aux habitants de préserver une langue que l’État syrien n’a jamais reconnue officiellement.
«L’araméen de Maaloula appartient à la famille des dialectes néo-araméens occidentaux», explique le père Rachid, professeur chercheur en araméen. Il est différent de celui parlé par les Assyriens au nord de l’Irak ou de la Syrie, ou encore de celui utilisé par des communautés chaldéennes en Iran. Chaque micro-communauté possède sa version, ses accents, ses expressions uniques. Outre Maaloula, deux autres villages syriens – Joubbaadin et Bakhaa – conservent des variantes proches de l’araméen occidental, souligne le Père Rachid.
Mais au-delà de ces poches linguistiques isolées, c’est désormais au sein des diasporas que la langue trouve de nouveaux refuges; en Suède, en Allemagne, aux États-Unis ou en Australie, des églises assyriennes ou chaldéennes tentent d’en assurer la transmission, notamment auprès des jeunes générations nées en exil. La famille de Tshakla a immigré au Canada après le début de la guerre. «Mes parents continuent de parler araméen entre eux, raconte-t-elle, ou au téléphone, avec leurs amis de Syrie, ou à l’église aussi. Ils ont très peur de perdre cette langue dont ils sont très fiers.»
Une langue d’identité et de mémoire
À Maaloula, l’araméen ne se limite pas à un code de communication. C’est une arme fragile contre l’effacement culturel. Dans une Syrie traversée par des conflits identitaires, où la langue arabe est à la fois un marqueur national et un outil politique, parler araméen, c’est habiter une altérité qui résonne comme une dissonance volontaire, presque subversive.
«Quand on prie, on utilise encore les mots du Christ», confie Rena, 42 ans, fidèle assidue. «C’est une langue sacrée, un lien entre nous et nos ancêtres. Elle porte notre foi, notre histoire. L’araméen, ce n’est pas que notre langue. C’est une manière de voir les choses.»
Quand une langue disparaît, c’est aussi une vision du monde qui s’efface. Comme l’explique Louis-Jean Calvet, linguiste français, toute langue est un système symbolique, une façon de nommer et d’organiser le monde. Le lien entre langue, identité et territoire devient alors indissociable.
Mais ce lien est paradoxalement fragile. Les jeunes générations utilisent l’arabe au quotidien, à l’école, dans la rue, sur les réseaux sociaux. L’araméen reste cantonné à l’espace privé, aux cérémonies religieuses ou aux conversations familiales. Et quand ils quittent Maaloula pour Damas ou Beyrouth, la langue s’efface presque totalement. Mrya illustre cette double réalité: «Avec mes amis, on parle arabe. Mais à la maison, c’est l’araméen qui revient, quand on veut raconter une histoire, exprimer quelque chose qu’on ne peut pas dire autrement.»
«Ce n’est pas une langue utile pour trouver du travail, reconnaît Rena, mais c’est ma plus grande fierté».
Maaloula, un dernier refuge
Ce petit village cristallise les espoirs et les risques liés à la survie de l’araméen. En 2013, il a été envahi par des groupes jihadistes qui y ont commis des exactions, détruit des lieux saints et forcé une partie de la population à fuir. Si Maaloula a été reprise par l’armée syrienne, les cicatrices restent néanmoins visibles.
«Beaucoup sont partis et ne reviendront pas, dit Mireille, commerçante. «La langue, la culture, c’est lié à la terre. Si on perd le village, on perd tout.»
Maaloula, dernier bastion d’une langue millénaire, illustre à la fois la beauté et la fragilité d’un patrimoine linguistique mondial. Cette enclave syrienne rappelle que les langues minoritaires, loin d’être de simples curiosités, incarnent des mondes entiers, des histoires, des identités en équilibre précaire entre le passé et l’avenir. «On ne sait pas combien de temps encore on parlera araméen, et ça me fait peur», confie Mrya. «Mais moi, j’apprendrai ma langue à mes enfants et à mes petits-enfants, en espérant que les autres en feront de même.»
Il ne s’agit pas seulement d’un cas isolé, mais du miroir de nombreuses situations dans le monde. Partout, le même combat se rejoue entre transmission familiale et injonction à l’uniformité linguistique.
* tous les prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat
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