Reza Pahlavi ou l’Histoire à contre-courant (1/3)
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À la faveur des événements récents, le fils du dernier Shah d’Iran a lancé un appel au soulèvement contre le régime de Téhéran. Il se dit prêt à faciliter une transition démocratique afin de réinstaurer une monarchie constitutionnelle en Iran. Mais connaît-on bien les ressorts intimes d’un prince qui s’est proclamé héritier légitime de la dynastie Pahlavi à l’âge de vingt ans? Le journaliste Alain Rodier, qui a souvent rencontré Reza Pahlavi et lui a consacré un livre, nous dresse ici un portrait du prince dont la démarche est tout autant approuvée que controversée.

Tandis que les bombes israéliennes et américaines pleuvaient sur l’Iran et que les spéculations allaient bon train sur la capacité de survie de la République islamique, Reza Pahlavi, à 64 ans, est revenu sur le devant de la scène pour prédire la fin prochaine du régime des mollahs et faire une nouvelle fois don de sa personne. Auprès des Iraniens de la diaspora et de l’intérieur, désorientés par une si longue dictature théocratique, le message du fils du Shah déchu suscite comme toujours autant d’espoirs que de méchantes critiques, au mieux un grand scepticisme. La relation des Iraniens avec leurs rois est complexe, faite à la fois de haine et d’amour, de rejet et de fascination. Certains courants politiques de l’opposition ont fait du slogan «ni Shah, ni mollahs» leur credo. Mais pour autant ils ne peuvent dire où l’on va, comment y aller et avec qui.

La réapparition de Reza Pahlavi sur les médias est-elle anecdotique? Une nouvelle initiative sans lendemain? Ou, au contraire, est-ce l’annonce d’un de ces retournements dont l’Histoire a le secret? Bien que la donne ait changé depuis le 13 juin, on se gardera bien de tout pronostic catégorique. Certes, le régime des mollahs est amoché mais toujours debout, protégé par une armée de 150.000 Pasdarans et un nombre incalculable de miliciens bassidjis affectés à la répression la plus impitoyable. Il est vrai que la chute des dictatures aux abois est parfois soudaine et que les peuples orientaux sont émotifs et versatiles. L’effondrement de la République islamique placerait alors l’Iran dans une situation inédite: à la fois dangereuse en raison du vide politique qui donnerait libre cours aux règlements de compte et, en même temps, ouverte à tous les possibles. Riche d’une culture ancienne, l’Iran a une âme qui demeure intacte sous le couvercle de plomb imposé par les ayatollahs. Fécondée par le retour prévisible de milliers d’exilés, la partie éduquée du pays détiendrait à coup sûr l’antidote du chaos pour restaurer une gouvernance raisonnable. En l’absence d’autres voix iraniennes porteuses d’un projet crédible, ce serait donc une erreur que de balayer d’un revers de main le discours de Reza Pahlavi. Il est plus pertinent d’appréhender l’homme et ses choix sur un plan strictement politique que sur la base de préjugés ou en référence au règne controversé de son père.

Qui est donc ce prince persan qui se dit à la disposition de l’Iran pour apporter la démocratie? Pour l’avoir longuement fréquenté, j’ai pu apprécier le personnage à sa juste valeur. Ses convictions légalistes n’ont pas varié depuis qu’il a repris l’étendard de sa dynastie. Et pour comprendre ce qui l’anime, le mieux est de remonter le temps, jusqu’au point de départ d’une longue marche entamée il y a 45 ans.  

Tout commence le 31 octobre 1980. Dans un petit bureau poussiéreux au fond d’un couloir du Palais Koubeh au Caire, où l’on a tendu le drapeau iranien rouge-blanc-vert frappé d’un lion en or et du soleil levant, le fils du Shah Mohammad Reza Pahlavi, décédé trois mois plus tôt, enregistre une proclamation par laquelle il se déclare roi de jure: «Au nom de Dieu tout puissant, conformément à la Constitution iranienne, je déclare solennellement qu’à compter de ce jour, 9 Abban 1359, à l’heure où j’entre dans ma vingt et unième année, je suis prêt à assumer mes responsabilités et obligations de roi d’Iran.» Et il achève son message par ces mots: 

«… Réalisons l’union nationale, fondée sur la fraternité, l’égalité, l’amour de Dieu. Excluons la haine, la vengeance et toute autre manifestation du Mal.»

Il est seul dans la pièce, sa mère Farah Diba et l’entourage sont restés derrière la porte. Après avoir embrassé le Coran, il se fige au garde-à-vous pendant que retentit l’hymne impérial. La cérémonie captée en vidéo a duré onze minutes. Mais elle n’est pas diffusée, car le satellite réservé à cet effet est tombé en panne. Avec l’aide de sa mère, Reza se rabat alors sur un vieux télex qui crépitera toute la nuit pour informer le monde de cette proclamation qui aura néanmoins peu d’écho.

Le prince Reza est arrivé au Caire avec sa famille après une longue errance de quinze mois qui les a ballotés du Maroc au Bahamas, du Mexique au Panama avec un bref séjour new-yorkais. Lorsqu’il rejoint ses parents au Maroc en janvier 1979, le jeune homme vient d’achever une formation de pilote de chasse sur la base de Lubbock au Texas. Il avait quitté l’Iran à l’été 1978 et, tout à sa joie de piloter, il n’imaginait pas alors que les troubles qui commençaient à agiter le pays annonçaient une révolution qui serait fatale à sa dynastie.         

Depuis la mort du Shah, l’effervescence est extrême au Palais Koubeh mis à la disposition des Pahlavi par le président Sadate. C’est un va et vient incessant d’anciens politiques, d’officiers, d’universitaires, de jeunes, de vieux, donnant lieu à des discussions sans fin sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Reza reste calme au milieu de ce remue-ménage et ne confie pas ses angoisses. Il écoute et s’entraîne à garder ses distances. Il sait le rôle néfaste que certains entourages ont pu jouer auprès de son père. Il a compris qu’il faut se méfier des «amis» défaitistes prêts à retourner leur veste, des opportunistes qui croient pouvoir tirer parti de la situation, des corrompus, des jaloux, des revanchards et de tous les autres courtisans, à la fois déférents et sournois. 

Il s’est peu à peu forgé la conviction que la mort de son père ne signifie pas la fin de la dynastie Pahlavi fondée par son grand-père Reza Shah en 1925. Ce militaire énergique avait pris le pouvoir par un coup d’État sous le règne du dernier souverain de la dynastie Qadjar. Se plaçant alors dans la continuité du système impérial persan qui remonte à Cyrus le Grand, il se fit couronner Shah de Perse sous le nom de Reza 1er. Admirateur de Kemal Ataturk, il entreprit de moderniser le pays à marche forcée, tâche que son fils Mohammad Reza poursuivra à sa manière de 1941 à 1979, non sans quelques déboires. 

Mais Reza le Jeune prend conscience que la question ne regarde pas seulement le sort de la monarchie en elle-même. L’enjeu est profondément politique. Il a lu les messages adressés à son père au début de son exil par certains dirigeants arabes: «N’abdiquez pas, ne fermez pas toute possibilité à un éventuel retour!»  Au Maroc, en Jordanie, en Égypte ou en Irak, on voit en effet d’un très mauvais œil l’établissement d’une République islamique en Iran qui serait un encouragement pour tous les extrémistes, en particulier les Frères musulmans. «L’islam ne doit pas prendre feu, disait-on au Shah, l’avenir est à l’union.» Prémonition…

Reza envisage donc de conjurer le mauvais sort qui a frappé son pays en refondant sa légitimité d’héritier. Mais il doit résoudre le conflit intérieur qui l’agite. Pour l’heure, il ne mesure pas ses chances. Il est conscient de ses limites et redoute d’être mal compris, voire durement critiqué par la presse internationale. Il sait que le nom de Pahlavi est lourd à porter, que ses faits et gestes lui vaudront peut-être un flot de quolibets plus ou moins méprisants. Aux yeux de beaucoup, la monarchie apparaît à la fois immorale et anachronique, et trop souvent associée au despotisme. Dans ces conditions, comment renouer sans fausse note le dialogue avec le peuple iranien? Là est la question… Au bout de quelques semaines, sa décision est prise, il franchira le Rubicon le jour anniversaire de ses vingt ans. C’est une première étape. Il veut simplement être prêt dans l’attente qu’un mouvement se dessine en sa faveur, «pour porter la voix des Iraniens».

A partir de là, ayant choisi de s’installer au Maroc, Reza ne cessera de tisser les contacts avec l’opposition en exil, partisane de la monarchie ou non, ce que refusera la gauche islamique incarnée par les Modjahedines du Peuple, mouvement dirigé par Massoud Radjavi, très structuré à l’intérieur et à l’extérieur, et qui se revendique alors comme la seule force de résistance légitime. Début 1981, à l’occasion de la libération des otages américains de Téhéran, Reza lance un premier appel au soulèvement populaire contre le régime de Khomeini. Rien ne se passe, mais cela regonfle le moral des militaires en exil qui voient en lui un possible chef de guerre. Mais Reza ne l’entend pas ainsi et va à leur rencontre. Au général Aryana, ancien chef d’état-major de l’armée impériale, qui lui propose de s’installer en Turquie à la tête d’une armée, il répond: «Je suis opposé à la création d’une telle organisation en dehors de mon pays. Vous êtes un militaire au service du pouvoir civil. Ou vous restez groupés dans vos différents pays d’exil en attendant des conditions politiques favorables à l’intérieur ou alors tout échouera…»  Non, il ne franchirait pas la frontière pour dynamiter les voies ferrées ou tendre des embuscades aux forces de Khomeini, pas plus qu’il ne reviendrait en Iran dans un avion militaire étranger. Reza Pahlavi écarte définitivement toute solution de force au profit d’une vision légaliste: «La monarchie n’est pas une organisation, c’est une institution.»  

 

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