
À la faveur des événements récents, le fils du dernier Shah d’Iran a lancé un appel au soulèvement contre le régime de Téhéran. Il se dit prêt à faciliter une transition démocratique afin de réinstaurer une monarchie constitutionnelle en Iran. Mais connaît-on bien les ressorts intimes d’un prince qui s’est proclamé héritier légitime de la dynastie Pahlavi à l’âge de vingt ans? Le journaliste Alain Rodier, qui a souvent rencontré Reza Pahlavi et lui a consacré un livre, nous dresse ici un portrait du prince dont la démarche est tout autant approuvée que controversée.
En 1984, Reza s’installe aux États-Unis, pays où il se sent le plus en sécurité. Avec mon confrère Christian Malar, nous décidons de nous y rendre pour réaliser un long entretien. Pendant le voyage, on se pose encore bien des questions: qui allons-nous rencontrer? Un naïf? Un aventurier? Un vengeur? Une marionnette manipulée par on ne sait trop qui? Un agent stipendié par la CIA? Ou tout simplement un fils à papa, un play-boy amateur de jolies filles qui dépense sa fortune dans les palaces internationaux?
Décontracté, chemise ouverte, jean et baskets, Reza Pahlavi est venu nous chercher à notre hôtel, accompagné d’un seul garde du corps, un ancien officier de sécurité qui, après avoir servi le père pendant 20 ans, garde désormais le fils. Une protection légère, nous semble-t-il, alors qu’à tout instant une mort violente pourrait le faucher avant qu’il n’ait commencé à vivre: «Croyez-vous que ce soit une vie d’être sans cesse encadré par des gardes hypertendus et armés jusqu’aux dents?»
Au diable les banalités. Il n’est pas du genre à parler de la pluie et du beau temps. Il y a chez ce jeune homme de 24 ans, indéniablement sympathique et chaleureux, une impatience à aborder les choses sérieuses. À peine avons-nous démarré pour nous rendre dans son refuge au cœur de la forêt que Reza entreprend de tracer à grands traits sa vision du présent et de l’avenir de l’Iran. Il s’exprime dans un français parfait, nous rappelant qu’une Bretonne, Joëlle, fut sa gouvernante pendant 15 ans. Nos doutes sur sa personnalité s’estompent en un éclair. Nous sommes frappés par son intelligence vive, sa maturité et la force de ses convictions.
Nous lui demandons toutefois si son projet est crédible alors que Khomeini et ses séides tiennent le pays d’une main de fer depuis cinq ans, et peut-être pour longtemps. «Que Khomeini le veuille ou non, je suis son Roi!» répond-il avec une tranquille assurance, tout en conduisant d’un doigt une énorme Buick sur les routes verdoyantes de la Nouvelle Angleterre. La formule choc surprend tant elle est à contre-courant, mais elle semble dépourvue de tout sentiment d’orgueil. Ce n’est même pas un défi. C’est plutôt l’aboutissement d’un raisonnement froid et logique: «Mon père incarnait une institution, la monarchie. Je la représente aujourd’hui conformément à la constitution et en dépit des bouleversements de ces dernières années… La majorité des Iraniens souhaite désormais le retour à la monarchie. J’aurais été rongé par le remords de ne rien faire, d’abdiquer, je porte en moi 2.500 ans d’histoire de cette monarchie dont je suis le dernier successeur.»
Son père l’a-t-il préparé à son rôle d’héritier du trône? «Si durant mon enfance et mon adolescence, j’ai passé en tout et pour tout deux mois avec mon père, c’est bien le maximum. Nos rencontres ne devaient pas excéder un quart d’heure par jour! Nous n’avons jamais abordé les grandes questions du règne. Il ne m’a jamais dit ce que je devrais faire si un jour je devais lui succéder. J’ai pris conscience par moi-même de ce devoir de succession.»
La monarchie… Impossible d’esquiver le débat. Pour nos consciences occidentales, nourries au lait républicain, la royauté et le pouvoir héréditaire sont des archaïsmes. Et le nom de Pahlavi ne sent-il pas le soufre? «Vous avez sans doute remarqué que les monarchies constitutionnelles européennes sont des systèmes démocratiques, des états de droit. Et qu’un grand nombre de prétendues républiques de par le monde sont des régimes autoritaires. Juan Carlos d'Espagne est mon modèle. Souvenez-vous comment il a assuré la transition du franquisme vers la démocratie… L’Iran est un grand pays, divers et compliqué. Seule la monarchie est garante de l’unité de la nation, au-delà des tendances politiques, religieuses ou ethniques. Mais les choses sont claires: il ne s’agit pas de restaurer le système qui a prévalu sous le règne de mon père… Je serais bien orgueilleux de juger la personnalité de mon père, mais j’ai tiré les leçons du passé. Il y a sans doute beaucoup de critiques à faire sur les erreurs qui l’ont entraîné sur la voie du despotisme. Il y a aussi beaucoup de choses à défendre. Mais ce n’est pas parce que je porte en moi le passé que je répéterai le passé. Non. Je pense aux Iraniens de ma génération chassés de leur patrie. J’espère qu’ils auront tiré les leçons de l’exil. Avec eux et mes autres compatriotes en Iran, je veux écrire une nouvelle page de l’histoire de mon pays en instaurant une monarchie constitutionnelle dans laquelle le gouvernement assume ses responsabilités devant le peuple et où le Roi est à la fois un symbole et un arbitre. La monarchie pour l’Iran et non pas l’Iran pour la monarchie. Je veux restaurer la légalité et jamais je n’accepterai de violer la Constitution. Plutôt abdiquer que de devenir un Roi dictateur. Je suis d’abord un nationaliste iranien, ensuite un démocrate et, seulement après, un Roi.»
Nous abordons la question de l’argent des Pahlavi qui a donné lieu à toutes sortes de commentaires et de spéculations plus ou moins vérifiables. La corruption de son entourage jusqu’au plus haut niveau de sa famille n’a-t-elle pas contribué à ternir l’image du règne de Mohammad Reza et à légitimer la chute de la monarchie? «S’il y a un enseignement à tirer du règne de mon père, c’est qu’il faut savoir dire non. Plutôt que d’avoir autour de soi 40 personnes satisfaites et 40 millions d’insatisfaits, je préfère avoir 40 mécontents et 40 millions d’heureux. La monarchie ne doit plus servir de mécanisme de prébendes et d’influence. Si je reviens un jour sur le trône, je me contenterai de la liste civile que le Parlement voudra bien voter pour m’assurer un train de vie raisonnable. Je n’aurai pas de gros besoins.»
Mais comment se prémunir des courtisans douteux lorsque l’on est si jeune? «Oui, le risque de se tromper existe surtout quand on choisit un entourage au gré de circonstances fluctuantes. Après quelques expériences malheureuses, j’ai donc pris soin de m’entourer de collaborateurs appartenant à des générations différentes. J’ai découvert qu’il existait beaucoup de jeunes cadres politiques iraniens remarquables.» Reza explique que le premier cercle d’experts est en relation avec un second cercle d’une trentaine de collaborateurs dispersés qui, à leur tour, entretiennent des contacts avec les groupes organisés et plusieurs centaines de correspondants actifs de par le monde et à l’intérieur même de l’Iran.
Que se passera-t-il si les Iraniens rejettent l’idée d’un retour à la monarchie? «Si mon peuple choisit une forme républicaine de gouvernement, je serai le premier à me battre pour que son vœu soit exaucé. Et je ne demanderai rien d’autre que de redevenir un simple citoyen. Et, pourquoi pas un jour, maire, député? Mais je ne vous cache pas que si tel devait être son choix, je ne serais pas très fier en songeant à mes ancêtres puisque je n’aurais pas su assurer la continuité de la monarchie persane. Parce que je crois au fond de moi-même que l’institution monarchique est celle qui, mieux qu’une autre, peut assurer le bonheur et la prospérité des Iraniens. Mais, je le répète, je lutterai pour aider mon peuple à assumer ses préférences quelles qu’elles soient.»
Même si les journalistes que nous sommes se doivent de garder une distance critique, à l’issue de quatre journées d’entretien qui feront l’objet d’un livre, il nous paraît évident que Reza Pahlavi est une tête politique. En dépit des embûches qui le menacent, il a les qualités pour s’affirmer comme l’un des protagonistes de la question iranienne. Non, l’héritier du trône du Paon n’est pas un prince d’opérette.
Dans les mois qui suivent cet entretien, Reza Pahlavi multipliera les réunions auprès des exilés d’Amérique et d’Europe pour susciter la création de comités locaux dans leurs pays, préfiguration de l’élection d’un Haut Conseil Constitutionnel qui pilotera le changement le moment venu. J’assiste à l’une de ces réunions où il fustige une nouvelle fois les divisions de l’opposition: «Cela fait quatre ans que nous piétinons parce que la participation de tous nous a manqué. L’un avait un journal, un autre une radio, un troisième l’argent, mais aucun n’a cherché à lier son action à celle de l’autre. Cette façon n’est pas constructive. Il est vrai que nous agissons de l’extérieur, mais notre but principal est que le mouvement prenne racine et se poursuive à l’intérieur de notre pays. Il faut que la population se révolte, qu’elle explose! Chaque chose a son prix. Il faudra payer le prix de la démocratie, s’enfermer à clé s’il le faut et faire en sorte que personne ne sorte tant que l’on n’aura pas trouvé un consensus.»
Fin 1985, Reza Pahlavi me reçoit au moment où s’achèvent les élections des comités. Il est d’humeur enjouée: «Ça a bien marché. Je ne connais pas tous ceux qui ont été élus et je ne voulais pas les connaître avant pour éviter toute critique de favoritisme, ce qui n’aurait pas manqué d’arriver! Je sais que le plus jeune a 18 ans, le plus vieux 80. Il y a des professeurs d’université, un amiral reconverti en chauffeur de taxi, un ancien ambassadeur devenu garagiste, des employés, des commerçants. Qu’ils soient bouchers ou étudiants, c’est pareil. Mais je sais aussi qu’il y a eu des problèmes de susceptibilité. Ceux qui grognent le plus souvent, ce sont ceux qui n’ont pas été élus, tel général ou tel ancien ministre qui s’empressent de débiner ceux qui ont été choisis à leur place. On critique tel candidat parce que c’est un ancien communiste. Et alors? A-t-il été choisi ou non? On dit aussi que mes conseillers sont des traîtres… bah, je connais les défauts de mes compatriotes toujours prompts à critiquer. Cela n’est pas pour rien qu’on appelle les Persans ‘les Français du Moyen-Orient’. Je savais que ce ne serait pas parfait mais je voulais que les Iraniens s’initient eux-mêmes à l’exercice de la démocratie. Nous verrons s’ils sont aptes à lutter contre la fatalité.»
Ce long processus aboutira enfin en 2013 à la création du Conseil national iranien. Il regroupe aujourd’hui des gens de toutes tendances et reçoit même des soutiens de l’intérieur du régime de Téhéran.
Voilà qui est Reza Pahlavi. On peut penser ce que l’on veut de sa volonté de restaurer l’institution monarchique, et même suggérer une autre alternative valable, mais ce retour à la source de sa pensée politique démontre que ses récentes déclarations ne sont pas opportunistes. Elles s’inscrivent dans la continuité d’une action qui n’a pas changé de cap depuis 45 ans. Il ne «surfe» pas sur les circonstances comme certains le disent. Aujourd’hui, la situation créée par la guerre de 12 jours l’incite à rentrer dans le jeu à part entière. Lors d’une conférence de presse tenue à Paris le 23 juin devant de nombreux médias, il réaffirme que la solution est avant tout à l’intérieur. Il appelle clairement les Iraniens à la désobéissance civile et demande à l’armée et à la police de se séparer du régime. Il dit avoir un plan «pour faciliter la transition et la réconciliation nationale en tendant la main à toutes les forces démocratiques jusqu’à la création d’une Assemblée constituante par laquelle les Iraniens établiront le régime de leur choix». Sûr de la maturité du peuple iranien, il pense que la guerre civile peut être évitée.
Certes, Reza Pahlavi, comme chaque fois, n’échappe pas à l’ironie de certains commentateurs qui ne savent pas trop sur quel pied danser vis-à-vis de lui. Un Pahlavi à la manœuvre, cela en défrise toujours certains, alors qu’il suffit de s’en tenir aux faits. Déjà, il essuie les critiques de ceux qui ne peuvent oublier les exactions du régime de son père. Outre son pro-américanisme, une partie de l’opinion iranienne lui reproche également sa sympathie pour Israël, où il s’est rendu en 2023, et de ne pas avoir suffisamment critiqué les bombardements d’une puissance étrangère sur son pays. Le mariage de sa fille avec un homme d’affaires juif ajoute au tableau. C’est oublier que l’Iran du Shah, qui se posait en garant de la stabilité régionale, a toujours eu de bons rapports avec Israël et n’a jamais prôné sa disparition. C’est oublier les Accords d’Abraham, c’est oublier que dans une recherche désespérée de la paix et de la prospérité, les pays arabes normalisent peu à peu leurs relations avec l’État hébreu. Y aurait-il deux poids, deux mesures?
Qui peut évaluer aujourd’hui ce qui sépare le rêve de Reza Pahlavi de la réalité? La longue marche n’est pas encore à son terme. Qui peut dire quand se refermera la parenthèse noire imposée au peuple d’Iran? Le devenir de l’Iran est l’enjeu majeur de la décennie à venir. En attendant, regardons les faits, rien que les faits.
2 Reza Pahlavi, de l’exil à la reconquête, Alain Rodier, Christian Malar, Plon, 1986.
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