
En 2017, une simple cabane au fond d’un jardin londonien est propulsée numéro 1 sur TripAdvisor. Derrière ce canular devenu mythique, le journaliste Oobah Butler dévoile l’absurdité des classements en ligne et notre crédulité collective.
Il n’y a jamais eu de menu. Jamais de chef. Jamais de véritable cuisine. Juste une cabane, un téléphone portable et beaucoup de culot. En quelques mois, The Shed at Dulwich – littéralement «la cabane à Dulwich» – devient le restaurant numéro un de Londres sur TripAdvisor, battant des milliers d’adresses étoilées, gastronomiques ou branchées. Sauf qu’il n’a jamais existé.
Ce canular génial est l’œuvre d’un jeune journaliste britannique, Oobah Butler, collaborateur régulier du site VICE. Habitué à écrire sur des sujets décalés, il part d’un constat simple: il avait, plus jeune, été payé pour écrire de faux avis positifs pour des restaurants sur TripAdvisor. Il se met alors en tête de démontrer à quel point le système peut être manipulé – en allant au bout de l’absurde.
Tout commence dans le jardin de ses colocataires, à Dulwich, un quartier résidentiel du sud de Londres. Il décide que cette cabane en bois délabrée deviendra son «restaurant». Il lui donne un nom conceptuel, crée une adresse fictive (intraçable), un site internet sommaire et, surtout, une page TripAdvisor bien réelle. Il s’inspire des tendances du moment pour donner un style à l’établissement: «conceptuel, organique, intime». Les plats, eux, sont inventés de toutes pièces – et mis en scène avec des photos grotesques mais esthétiques. Un œuf sur une tablette de rasoir devient un «œuf de charbon sur lit de désespoir». Des galets de jardin sont badigeonnés de sauce pour ressembler à des bouchées gastronomiques. Tout est faux, mais tout est crédible… parce que parfaitement dans les codes.
Ensuite, Oobah active son réseau. Amis, connaissances, proches: chacun poste de faux avis élogieux, à intervalles réguliers, en respectant les règles implicites de TripAdvisor. Pas de copier-coller, pas de précipitation. Le but est de grimper lentement, méthodiquement. Et ça marche. En l’espace de six mois, The Shed at Dulwich passe de la dernière place du classement (18.149e) au sommet. En novembre 2017, il est officiellement le restaurant numéro 1 de Londres sur TripAdvisor. Et pourtant… personne n’y a jamais mangé.
Une illusion devenue réalité
Ce qui rend l’histoire encore plus saisissante, c’est ce qui se passe une fois le restaurant devenu «célèbre». Le téléphone se met à sonner sans cesse. Des célébrités appellent pour réserver. Des marques veulent collaborer. Des touristes insistent pour obtenir une table. Oobah se rend compte qu’il a créé un monstre. L’idée même de l’inaccessible, du lieu secret et ultra-select excite les foules. Il explique dans son reportage que plus il disait «non», plus les gens voulaient venir. C’est le syndrome du club privé: l’exclusion crée le désir.
Pour conclure son expérience, il décide d’ouvrir The Shed at Dulwich… pour de vrai. Une seule soirée. Il invite une dizaine de personnes, qui croient avoir décroché une réservation exclusive. Pour le décor, il transforme la cabane avec des guirlandes, de la musique et même quelques poules vivantes pour faire «authentique». En cuisine? Rien de frais: des plats surgelés de supermarché, réchauffés à la hâte. Et pourtant, les invités repartent conquis. Certains louent l’ambiance, d’autres «la subtilité des saveurs». La soirée est un succès – preuve ultime que l’expérience subjective, le storytelling et l’ambiance priment souvent sur la qualité réelle de ce qu’on mange.
Le canular fait le tour du monde. L’article de Butler sur VICE devient viral. TripAdvisor réagit avec un mélange d’amusement et de gêne. L’entreprise reconnaît que le système a été piégé, mais défend son algorithme: «Il n’est pas conçu pour résister à une attaque coordonnée et frauduleuse comme celle-ci.» Le journaliste, lui, ne cherche pas à blâmer. Il souligne simplement les failles d’un système fondé sur la crédulité numérique, où une bonne image vaut souvent plus qu’un bon produit.
Depuis, Oobah Butler est devenu une figure du journalisme satirique. Il a publié un livre (How to Bullshit Your Way to Number 1), réalisé plusieurs documentaires et continue à piéger les travers de notre époque. Son canular a aussi ouvert un débat salutaire sur la fiabilité des plateformes en ligne. Peut-on vraiment faire confiance aux avis anonymes? Aux notes? Aux classements? Ou sommes-nous tous victimes volontaires d’un immense mirage collectif?
The Shed at Dulwich n’a jamais servi de vraie cuisine, mais il a servi une formidable leçon sur notre époque: à l’ère de l’image et de l’influence, le vrai n’a plus besoin d’exister pour être crédible. Il suffit d’un bon décor… et d’un bon algorithme.
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