Le ventre absent: déni de grossesse et énigme du féminin
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Il arrive qu’une grossesse n’existe ni dans le corps, ni dans la pensée. Le déni de grossesse révèle une faille du symbolique, où l’enfant surgit hors langage. Ce texte explore l’énigme clinique et psychanalytique d’une maternité sans représentation.

Il existe des naissances sans attente, des enfants surgis comme hors du temps. Le déni de grossesse ne relève ni du mensonge ni du théâtre: c’est une vérité psychique qui s’écrit sans les mots, une grossesse que le corps camoufle et que l’esprit exclut. Cette énigme clinique soulève des questions vertigineuses sur la maternité, le corps féminin, la transmission et le désir. La psychanalyse, seule peut-être, tente d’en percer la logique obscure, entre refoulement, forclusion et silence des lignées.

Voici d’abord des témoignages publics de femmes qui illustrent l’ampleur paradoxale de ce phénomène, des femmes dont le corps a rendu invisible ce que le psychisme n’a pas pu accueillir.

– Céline, 32 ans: «Je n’étais pas enceinte, jusqu’au moment où j’ai accouché.»
– Laurence, 29 ans: «Je me réveillais la nuit avec des crampes, mais je pensais que c’était le stress. Quand j’ai vu le bébé, je me suis dit: ce n’est pas possible. Il n’était pas prévu. Il n’existait pas pour moi.»
– Leila, 24 ans: «J’ai accouché seule, dans les toilettes de chez moi. Je croyais que j’avais mangé quelque chose de mauvais. J’ai hurlé en voyant le bébé.»
– Camille, 27 ans: «Personne n’a rien vu. Ni mon mari, ni ma mère, ni moi. Je portais des jeans slims jusqu’au huitième mois.»

Dans le déni de grossesse, une femme porte un enfant sans en avoir conscience. Le ventre ne s’arrondit pas ou peu, les règles persistent ou sont remplacées par des saignements mensuels trompeurs, le poids reste stable, les signes corporels habituels de la gestation sont absents ou mal interprétés (fatigue, douleurs, mouvements fœtaux). Parfois même, le test de grossesse donne un faux négatif. Les femmes poursuivent leur vie sans percevoir la moindre transformation. Certaines découvrent leur état à l’hôpital, dans l’urgence d’un accouchement qu’elles croient être une douleur intestinale, une crise aiguë. Ce ne sont ni des femmes «dans le déni» au sens courant, ni des personnes déséquilibrées. Ce sont des mères potentielles dont le corps a obéi à une injonction psychique silencieuse: ne pas savoir. La société ne les voit pas. Leurs proches non plus. Et elles-mêmes vivent une grossesse sans le moindre ancrage symbolique. Cette invisibilité troue le réel, brouille les repères, abolit les seuils de l’existence.

Le déni de grossesse interroge la place du corps dans la subjectivité. Pour la psychanalyse, nous le savons, le symptôme n’est pas une simple anomalie médicale: il est un message de l’inconscient, une mise en scène corporelle d’un refoulé insupportable.

Dans le déni, ce n’est pas seulement la grossesse qui est tue; c’est le symbolique de la grossesse qui échoue à s’inscrire. La grossesse n’a pas lieu psychiquement. L’enfant est là, mais il n’a pas de représentation psychique. Il n’est pas pensé, ni anticipé, ni fantasmé. Il est littéralement hors cadre.

S. Freud, J. Lacan, F. Dolto ont chacun abordé à leur manière ces logiques extrêmes de forclusion, c’est-à-dire ce moment où une signification fondamentale est rejetée hors du psychisme, au point de ne jamais avoir existé. Le déni de grossesse s’apparente à ce mécanisme: il ne s’agit pas d’un refoulement classique où l’idée reste active en creux, mais d’un trou noir dans la symbolisation, un non-accès à la signifiance de l’état de mère.

Il est important, ici, d’évoquer la distinction fondatrice que la psychanalyse opère entre la féminité et le féminin.

La féminité, dans une perspective lacanienne, est l’ensemble des apparences, des rôles sociaux, des attributs construits autour de l’identité de femme. Elle renvoie au paraître, au visible, à l’imitation d’un idéal féminin culturellement normé. On «joue» à être femme.

Le féminin, lui, est une position subjective, plus difficile à cerner, que Lacan appelle aussi «le pas-tout». Le féminin relève de l’inassimilable, du non-totalisable, du reste irréductible du langage. C’est une expérience intérieure qui échappe aux normes, qui déborde le phallique, et qui met en jeu une autre logique du désir et du manque.

Dans le déni de grossesse, il arrive que des femmes en apparence très «féminines», séduisantes, conformes aux critères attendus, soient totalement étrangères à leur propre position de sujet féminin. Elles occupent le semblant, mais le féminin comme lieu du désir, de la transmission, de la maternité, leur est psychiquement interdit. La grossesse ne trouve alors aucun lieu où se déposer.

Chez certaines femmes, le déni peut être lié à une histoire familiale traumatique: mères absentes, toxiques, abusives ou rejetantes, violences sexuelles, silence transgénérationnel autour du corps et de la sexualité. Le fait de devenir mère ravive une dette, une douleur, un gouffre. La seule défense psychique possible devient le clivage psychique: la femme enceinte et la femme non enceinte coexistent sans se rencontrer.

Il existe aussi une violence symbolique plus insidieuse: dans les milieux très traditionnels, la grossesse hors cadre conjugal est une faute, un risque d’exclusion. Pour d’autres, elle signe la fin d’une vie d’études, de liberté, de beauté. Entre l’idéal du Moi et la réalité du corps, le psychisme choisit la déconnexion.

La télévision nous en offre une illustration dans un téléfilm français diffusé en 2019 et mis en scène par Bruno Garcia, L’Enfant que je n’attendais pas. Johanna est le symbole d’une femme évoluant dans une vie confortable et sans heurts. Malgré le fait qu’elle soit déjà mère d’une fille de sept ans, elle est brusquement confrontée à un vide inattendu ou à un impossible, celui d’être mère à l’insu d’elle-même. Le film révèle ainsi que la maternité n’est pas uniquement un état biologique, mais une position subjective à conquérir, un lieu où se logent le féminin et le désir, non seulement les apparences de la féminité.

Johanna a 37 ans. Elle est apparemment une femme active et comblée, mère d’une fillette de 7 ans. Une nuit, à la suite d’un malaise physique intense, Johanna s’effondre dans un état inconscient. À son réveil, elle découvre, comme surgissant d’un rêve, un nourrisson qu’elle affirme ne pas attendre. Dans une sidération absolue, elle se débarrasse du nourrisson et s’évanouit après l’acte. L’enfant est toutefois retrouvé vivant et pris en charge. À la suite du déclenchement d’une enquête, Johanna est accusée d’infanticide. Après des examens médicaux et des auditions menées, l’hypothèse d’un déni de grossesse est avancée. Elle nie fortement toute connaissance de son état et aussi bien son mari que ses proches déclarent ne pas avoir perçu les signes d’une grossesse. Confrontée à la justice, à l’hostilité de la société et au rejet familial, elle va se battre, avec l’aide d’une avocate et d’une association d’aide aux femmes dans le déni, pour démontrer qu’elle n’a pas voulu abandonner sciemment son enfant, mais qu’elle se trouvait dans une totale ignorance de son état de grossesse.

Pour Johanna, les symptômes somatiques ressentis – douleurs, fatigue, crampes – sont interprétés comme des signaux pathologiques étrangers; son corps parle, mais la psyché refuse d’écouter. On assiste ainsi à une dissociation entre le corps réel et le psychisme: l’un engendre l’enfant, l’autre l’expulse.

Son déni peut être compris comme une défense contre la rupture interne. La grossesse menace l’équilibre psycho-affectif, surtout dans un contexte où le désir profond de devenir mère n’a pas été mobilisé. Johanna, femme affirmée dans sa féminité sociale, se retrouve face au féminin comme position subjective, un espace que sa psyché n’a peut-être jamais pu habiter.

Pour la psychanalyse, le déni de grossesse n’est pas une pathologie. Elle y voit un appel venu de l’infantile, du désir refoulé, du féminin meurtri ou impossible. Un appel que seule une écoute profonde, respectueuse, analytique peut entendre.

Car ce qui ne se dit pas, ce qui ne se pense pas, ce qui n’a pas de nom finit toujours par chercher un corps où s’écrire.

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