
Le déni de grossesse défie la médecine moderne. Invisibles jusqu’à l’accouchement, certaines grossesses échappent à tous les radars cliniques. Un gynécologue raconte ce que le corps tait, ce que l’esprit refoule et ce que les médecins ne voient pas.
Le déni de grossesse est une énigme clinique. Comment une grossesse peut-elle rester totalement invisible, parfois jusqu’à l’accouchement? Un gynécologue raconte ce que la médecine voit, ce qu’elle ne voit pas et jusqu’où le corps peut aller pour se taire.
«Ce jour-là, elle venait pour un mal de dos… » Dr Alain B., gynécologue-obstétricien depuis plus de vingt ans, se souvient parfaitement de cette patiente. «Elle avait 38 ans, trois enfants déjà. Elle est arrivée aux urgences pour des douleurs lombaires. Une femme discrète, pas inquiète, fatiguée.» Quelques heures plus tard, elle accouchait d’un bébé à terme, qu’elle ignorait porter.
Le déni de grossesse n’est pas un mythe ni un fait divers isolé. Il concerne environ 1 à 3 grossesses sur 1.000 selon les estimations françaises. Dans 20% des cas, il est dit total: la grossesse n’est découverte qu’au moment de l’accouchement. Pour le Dr B., cette situation clinique «met les médecins face à une zone grise de leur savoir. C’est un angle mort de la médecine moderne qui suppose que tout se voit, tout se mesure, tout se contrôle.»
Un corps qui ne parle pas
Ce qui frappe, dans le déni de grossesse, c’est le silence du corps. Pas de ventre proéminent, ou très peu. Pas de nausées, pas de fatigue anormale, pas de mouvements fœtaux clairement perçus. Ou alors, des symptômes banalisés, réinterprétés. «Certaines patientes vous disent qu’elles croyaient avoir pris un peu de poids, ou qu’elles pensaient être en préménopause. Ce ne sont pas des femmes détachées de leur corps, ce sont des femmes dont le corps a trouvé un moyen de dissimuler.»
Physiologiquement, plusieurs hypothèses existent. Chez les femmes en surpoids ou avec un utérus rétroversé, le fœtus peut rester logé en profondeur, rendant la grossesse difficilement perceptible. Mais cela ne suffit pas à expliquer l’ampleur du phénomène. «Le vrai mystère, c’est la manière dont l’axe hormonal s’adapte, poursuit le médecin. Les règles continuent parfois sous forme de saignements légers ou irréguliers. L’absence de prise de poids majeure, l’absence de contractions perceptibles, la faible activité du bébé… tout concourt à l’illusion.»
Le facteur psychique semble jouer un rôle déterminant. L’organisme, en l’absence de représentation mentale de la grossesse, ne la manifeste pas. «C’est un déni au sens fort. Ce n’est pas un mensonge, ce n’est pas une dissimulation volontaire. C’est un mécanisme inconscient. Le cerveau n’intègre pas l’idée qu’il y a une grossesse, donc il n’envoie pas les signaux associés.» Pour le médecin, c’est une démonstration troublante de la puissance du psychisme sur le corps.
Un casse-tête médical
La plupart des femmes en déni de grossesse n’ont pas interrompu leur suivi médical. Elles vont chez le généraliste, quelquefois même chez le gynécologue, pour d’autres raisons: infections, douleurs digestives, migraines. «Et nous passons à côté. Parce que l’interrogatoire ne mentionne pas de rapport sexuel à risque, parce que le test urinaire n’est pas fait, parce que le ventre ne le “dit pas”.»
Cela peut provoquer un malaise chez les praticiens. Le Dr B. l’admet: «On est formés pour repérer les signes, et on ne les voit pas. C’est frustrant, parfois culpabilisant. Mais ce n’est pas une faute. Il faut accepter que la médecine a ses limites.»
L’urgence, c’est souvent l’accouchement. Et il peut survenir dans des conditions extrêmement précaires: à domicile, dans des toilettes, dans une voiture. Le choc est immense, pour la mère comme pour les soignants. «C’est brutal. Pour certaines, c’est un effondrement psychique. Elles ne comprennent pas ce qui leur arrive. D’autres se mettent immédiatement en mode survie, s’occupent de l’enfant. Mais l’impact est immense, même si elles ne l’expriment pas.»
Ce que la médecine peut – ou ne peut pas – faire
À la suite d’un déni de grossesse, le rôle des médecins est d’abord de protéger. L’enfant, s’il est né prématuré ou sans suivi prénatal, peut présenter des complications: détresse respiratoire, hypoglycémie, infections. Pour la mère, le risque principal est psychique. Un suivi psychiatrique ou psychologique est systématiquement proposé, mais souvent refusé. «Il faut comprendre que pour beaucoup, l’effondrement vient après. Quand la réalité s’impose. Et là, il faut un accompagnement solide, discret, qui ne porte pas de jugement.»
La médecine, malgré tous ses progrès, reste désarmée face à un phénomène qui relève autant du clinique que du symbolique. «On aimerait pouvoir prévenir, mais c’est difficile. Il n’y a pas de profil type. Les femmes concernées viennent de tous les milieux, tous les âges, toutes les histoires. Il n’y a pas de symptôme universel.»
Ce que la médecine peut faire, dit le Dr B., c’est être plus attentive. Ne pas tout réduire à des chiffres. Reposer les questions de base. Ne pas écarter trop vite l’hypothèse d’une grossesse. Et surtout, sortir du jugement. «Le déni de grossesse est encore perçu comme une étrangeté, voire une faute. Alors que c’est un mécanisme de survie. Une solution radicale, certes. Mais une solution.»
Les chiffres clés
- Environ 1 à 3 naissances sur 1.000 sont issues d’un déni de grossesse en France.
- Dans 1 cas sur 5, le déni est total: la grossesse n’est découverte qu’au moment de l’accouchement.
- La majorité des femmes concernées ont déjà eu des enfants.
- Les risques obstétricaux sont majorés (accouchement non préparé, absence de suivi prénatal).
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