
Le déni de grossesse perturbe nos certitudes. Une femme peut-elle vraiment ne rien ressentir, ne rien montrer, et ses proches ne rien remarquer? Dans une société obsédée par la maternité, cette invisibilité sociale dérange.
Dans l’imaginaire collectif, la grossesse est visible, joyeuse, partagée. Un ventre qui s’arrondit, des photos d’échographie, une série de premiers achats. Une attente pleinement assumée, souvent surexposée. Comment, alors, accepter qu’une femme puisse porter un enfant pendant neuf mois sans le savoir? Et surtout, que personne autour d’elle (ni famille ni amis ni collègues) ne le voie? Le déni de grossesse n’est pas seulement un phénomène médical, c’est une provocation à l’ordre social.
Ce qui heurte, c’est l’incompatibilité entre ce silence corporel et l’attente culturelle. On attend d’une femme enceinte qu’elle «sente», qu’elle «sache», qu’elle annonce. On glorifie l’instinct maternel comme une vérité innée, une évidence biologique. Or, le déni de grossesse vient détruire cette croyance. Il montre qu’une femme peut être enceinte sans s’en rendre compte, sans le ressentir, sans que son entourage le soupçonne. Il expose une maternité invisible, silencieuse, non spectaculaire, donc insupportable.
Dans les faits, les femmes concernées ne sont ni immatures, ni pathologiques. Ce sont des femmes de tous âges, de tous milieux, parfois déjà mères. Et pourtant, quand l’histoire surgit dans les médias, la société réagit avec incrédulité, voire avec hostilité. Les commentaires fusent: «Elle ment»... «Elle le savait»... «C’est impossible de ne pas s’en rendre compte». Comme si l’idée d’un corps féminin autonome, capable de se taire, dépassait notre seuil d’acceptation.
Cette violence du soupçon traduit une gêne profonde. Car dans une culture où la grossesse est mise en scène, sur Instagram, dans les séries, dans les discours politiques, le déni de grossesse fait tache. Il n’est pas spectaculaire, il surgit dans des lieux inadaptés: les toilettes d’un lycée, la salle d’attente d’un médecin, une voiture. Il n’entre dans aucun récit héroïque. Il perturbe.
Ce que l’on attend d’une «bonne» future mère
Dans ce malaise collectif, se cache une série d’injonctions. Être une bonne mère, c’est anticiper. C’est désirer. C’est s’informer. C’est préparer l’arrivée de l’enfant, déjà l’aimer. Le déni de grossesse bouleverse cette norme. Il donne à voir une femme qui ne se prépare pas, qui ne sent rien, qui ne se projette pas. Et cette absence de projection est souvent interprétée comme un défaut d’amour. Pire: comme une forme de danger.
Car le soupçon ne s’arrête pas à la femme elle-même. Il s’étend à l’enfant. L’opinion publique se demande: «Va-t-elle s’en occuper?» ou même «Va-t-elle l’accepter?» En arrière-plan, une peur ancienne ressurgit: celle de l’infanticide, du déni criminel, de la mère «mauvaise par nature». Les faits divers les plus tragiques ont renforcé cette suspicion, même s’ils sont minoritaires. Le simple fait de ne pas avoir su devient suspect. Comme si ne pas savoir signifiait ne pas vouloir.
Ce jugement implicite pèse lourd. De nombreuses femmes qui découvrent leur grossesse tardivement choisissent l’IVG ou confient leur enfant à l’adoption. Non par absence de désir, mais par panique, sidération, solitude. D’autres élèvent leur enfant, mais sous le regard constant d’un entourage qui doute de leur compétence maternelle. Comme si elles devaient rattraper une faute symbolique: ne pas avoir été dans la norme de l’attente.
Ce que le déni de grossesse révèle, c’est à quel point la maternité est scrutée. Dans nos sociétés, le corps des femmes est observé, mesuré et… commenté. Quand il dévie de la norme, il devient objet d’interrogation. Et quand il se tait, comme dans le déni, il devient objet de suspicion.
Mais peut-être faut-il retourner la perspective. Et se demander: pourquoi tant de femmes se retrouvent-elles seules face à un corps qui ne parle pas? Pourquoi leur entourage, leurs médecins, leurs collègues, leurs proches, ne perçoivent-ils rien? Peut-être que le déni de grossesse ne dit pas seulement quelque chose du lien au corps féminin, mais aussi du lien collectif, de notre (in)capacité à reconnaître ce qui ne se montre pas.
Maternité invisible, société aveugle
Une étude de 2019 menée par le CHU de Montpellier a montré que dans près de 60% des cas de déni de grossesse, la femme était entourée au quotidien (travail, famille, vie sociale). Et pourtant, personne n’avait rien remarqué. Le déni interroge donc autant la relation au corps que la place sociale de la maternité, entre surmédiatisation et aveuglement collectif.
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