
Il existe au Liban une blague aussi vieille que nos illusions, aussi mordante que notre lucidité: celle de «Tansa», ce pauvre soldat qu’on envoie seul affronter les chars, puis l’artillerie, puis les avions, et qui, à bout de nerfs, explose: «Qu’est-ce que c’est que ce pays où il n’y a que Tansa pour défendre!» (dans la vraie blague, la fin est un peu moins polie, mais c’est l’esprit).
Et si cette blague, devenue proverbe populaire, disait tout de notre réalité nationale? Et si, derrière l’humour, se cachait notre tragédie? Car Tansa, ce n’est pas un comique de service. Tansa, c’est le soldat libanais.
On lui demande d’être partout, tout le temps, pour tout le monde. Il doit faire la guerre au terrorisme dans les villes, les montagnes et les vallées. Il doit jouer les policiers à l’intérieur, contre la délinquance, l’incivilité et les automobilistes fous.
L’armée libanaise célèbre sa fête ce 1er août. Une armée sous-équipée, mais sursollicitée. Une armée qu’on salue lorsqu’elle maintient l’ordre, qu’on applaudit quand elle éteint les incendies, qu’on supplie quand les rues sont à feu et à sang, mais qui n’a pas, dans les faits, les moyens de ses missions. Une armée dont les soldats gagnent parfois moins qu’un plein d’essence, et dont les salaires sont en partie payés par ce qui nous reste, peut-être pas pour longtemps, comme pays amis. Et malgré tout, ces hommes et ces femmes restent debout et d’une dignité unique.
Demain, Tansa devra, nous l’espérons avant qu’il soit trop tard, peut-être désarmer le Hezbollah, en étant pris en tenaille entre un ordre que certains de nos dirigeants ont peur de donner et un risque de guerre civile que l’armée seule, dans la réalité, saura éviter. Et certainement pas ceux qui, sur injonction iranienne, ont conduit le pays en enfer.
Notre soldat doit protéger des frontières devenues abstraites, poreuses, instrumentalisées, autoroutes pour trafiquants en tout genre. Il n’est pas impossible, que le monde, lassé et soûlé de phrases creuses et de promesses jamais tenues, demande à Tansa de remplacer la Finul, au cas où celle-ci lèverait l’ancre, faute de financements et usée par le déni collectif, l’impuissance et les agressions.
Tansa, c’est le caporal du Akkar posté à Ersal sous la neige. C’est la recrue du Sud qui fait ses rondes dans un petit transport de troupes, qui ne résiste à aucune arme moderne, la fameuse «mellélé». C’est le soldat de Beyrouth qui sécurise les rues au moindre événement. C’est le militaire posté à Rachaya, à Qaa, à Ras Baalbeck, à Naqoura, à Tripoli, à Jounieh, sans savoir si sa famille a de quoi dîner ce soir.
Tansa, c’est ce Libanais qu’on appelle quand tout part en vrille, mais qu’on oublie dès que les apparences sont sauves. C’est le seul à qui on ne demande pas «à quel parti tu appartiens», car lui n’appartient qu’au pays.
Alors oui, cette blague est cruelle. Mais elle dit la vérité brute: «Qu’est-ce que c’est que ce pays où il n’y a que Tansa pour défendre!»
Et si c’était justement lui notre dernier rempart? Car il ne reste plus grand-chose debout dans cette république en ruines, mais il reste l’armée.
Et c’est une chance. Notre dernière. Mais cette phrase, trop vite jetée, est en réalité un hommage involontaire. Oui, il ne reste que l’armée. Mais Dieu merci, il reste l’armée.
Alors, en ce 1er août, levons nos verres à Tansa et à tous ceux qui lui ressemblent. Ce n’est pas un héros de légende. C’est notre soldat de chair, de sang, de fatigue. Et il ne demande pas qu’on l’adore, juste qu’on ne l’abandonne pas.
Ce vendredi, chaque Libanais devrait l’écrire, le dire, le crier, l’afficher: soutien indéfectible à l’armée libanaise. Pas par romantisme. Pas par folklore. Parce que si Tansa tombe, c’est tout le Liban qui tombe.
Alors à toi, soldat inconnu, soldat ignoré, soldat sacrifié: respect. Et merci.
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