Vêtir le silence: les habits des veuves dans le monde
Découvrez ce que révèlent les vêtements de deuil féminin à travers le monde. ©Ici Beyrouth

Derrière le noir des voiles ou le blanc des saris se cache un langage muet. Dans toutes les cultures, les vêtements de veuvage incarnent la perte, l’effacement ou la rébellion. Un tour du monde des étoffes du deuil féminin.

La mort d’un époux n’a jamais laissé les femmes dans l’indifférence vestimentaire. Du crêpe noir victorien aux saris blancs hindous, le vêtement de veuve est partout un signal. Il signale l’absence. Il marque un avant et un après. Il impose au corps féminin une manière de se tenir dans le monde, entre douleur, pudeur et parfois soumission. Et si le deuil est universel, ses habits, eux, varient au gré des croyances, des climats, des rites et des silences.

En Angleterre victorienne, la veuve devient une figure publique du deuil. Elle se drape de noir intégral pendant deux années au moins, parfois jusqu’à quatre, dans une discipline rigide: crêpe noir mat, voiles opaques, absence totale de bijoux. La «deep mourning» est un état presque monastique, imposant une visibilité paradoxale: il faut être vue comme endeuillée, mais sans jamais attirer le regard. À mesure que le temps passe, la rigueur du deuil se détend. La «half mourning» autorise les gris, les mauves, voire les blancs. La douleur devient pastel. Mais elle reste cousue à même la peau.

Cette codification extrême a fait l’objet d’une exposition magistrale au Metropolitan Museum of Art de New York en 2014, intitulée Death Becomes Her: A Century of Mourning Attire. Elle retraçait, à travers robes, voiles, bijoux et gants, un siècle de deuil féminin dans les sociétés occidentales. Le noir y apparaissait non pas comme une couleur, mais comme un devoir, un uniforme social de la perte. L’élégance du deuil disait tout du statut de la veuve – respectable, sacrifiée, silencieuse.

Codes du deuil féminin

En Inde, la veuve hindoue se défait de toute parure. Le sari blanc, sans broderie, sans éclat, remplace les couleurs vives. Les bijoux sont retirés, les cheveux parfois coupés. Ce dépouillement n’est pas seulement symbolique: il signifie un retrait du monde, une relégation au silence. Dans les milieux les plus traditionnels, la veuve n’est plus perçue comme une femme à part entière. Elle devient une ombre. Cette vision, bien que largement contestée et en recul, persiste dans certaines régions rurales.

À l’inverse, dans de nombreuses cultures africaines, la couleur du deuil n’est pas toujours le noir. Au Ghana ou au Togo, les veuves peuvent porter du rouge, symbole de douleur intense, ou du noir pour les cérémonies officielles. Parfois même, les tissus sont imprimés de motifs funéraires. En Afrique du Sud, certaines communautés exigent des vêtements sobres pendant un an, souvent accompagnés d’un foulard ou d’un pagne spécifique marquant l’état de veuvage. Mais là aussi, le vêtement est parfois une prison: dans plusieurs pays africains, les rituels imposés aux veuves – rasage de la tête, isolement, purifications – sont aujourd’hui dénoncés comme des violences institutionnelles.

Dans les pays musulmans, la veuve observe une période de retrait appelée « iddah», d’une durée de quatre mois et dix jours. Durant cette période, elle porte des habits discrets, évite les couleurs vives, ne se pare pas, et limite ses sorties. Ce deuil n’est pas seulement une règle religieuse, il est conçu comme un temps de transition, de recueillement, et de préservation. Il n’impose pas nécessairement une couleur unique – noir ou blanc – mais une sobriété dans le port, un effacement volontaire du corps social.

Là où le blanc est symbole de pureté et de renoncement, comme en Chine, au Cambodge ou en Thaïlande, les veuves le portent aussi en signe de détachement. Au Cambodge, des cérémonies religieuses peuvent prescrire le port de tuniques blanches pendant plusieurs jours. En Thaïlande, certaines veuves âgées adoptent le violet, couleur réservée au deuil tardif. Le silence du deuil se teinte ici de spiritualité bouddhique.

Plus loin encore, dans les îles polynésiennes comme à Tahiti, les vêtements de deuil sont faits de fibres naturelles, de coquillages, de plumes. La tenue heva tūpāpāʻu associe le corps de la veuve au monde des ancêtres. Elle ne cache pas, elle expose. Le deuil devient performance sacrée, moment de passage et de lien entre les vivants et les morts.

Dans les Philippines, pays métissé de traditions catholiques, chinoises et indigènes, les veuves naviguent entre noir et blanc. Selon la communauté d’origine, le deuil est observé dans des vêtements sobres, accompagnés de gestes rituels: abstinence, prière, effacement social. Une manière de «porter» la douleur, au sens propre comme au figuré.

Un langage du tissu

Dans toutes ces cultures, le vêtement de la veuve devient un langage. Il dit la douleur sans mots. Il impose la retenue, codifie le geste, encadre la féminité. Être veuve, c’est aussi parfois être suspecte, excessive, ou à surveiller. Certaines traditions la relèguent, d’autres l’enserrent dans un rôle sacrificiel. Mais partout, le tissu du deuil souligne une même tension: comment réintégrer une femme dans la société lorsqu’elle n’est plus épouse?

Aujourd’hui, dans les sociétés modernes ou diasporiques, ces codes sont en partie réinterprétés. Des veuves portent le noir par choix, d’autres s’en affranchissent. Certaines renouent avec des traditions locales comme un geste identitaire, d’autres y voient un carcan. Le deuil devient personnel, parfois silencieux, parfois revendiqué. Mais le corps, lui, reste le premier territoire où la perte se dit.

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