
Dans un Liban fracturé par les deuils, Carole Awit signe un premier roman bouleversant sur la gémellité, la mémoire et la survie. Un récit court, vibrant et pudique, où la douleur devient langage et l’amour fraternel, ultime refuge.
Il arrive parfois qu’un premier roman, sans bruit, impose une évidence, celle d’une voix littéraire capable de dire l’intime sans le réduire, le politique sans le figer. Zadig et Zoé de Carole Awit est de cette trempe. En 80 pages, ce court roman parvient à capturer l’expérience nue du deuil, de l’amour fraternel, de la mémoire blessée, tout en traversant les grandes fractures d’un pays, le Liban, dont la douleur semble ne jamais se tarir.
Le récit commence le 8 août 2020, quelques jours après la double explosion au port de Beyrouth. Zadig, le narrateur, et sa sœur jumelle, Zoé, assistent à la veillée funèbre de Yola, une proche. «Nous flottions tous les deux dans une sorte de brume salée», confie Zadig. La scène est saturée de signes. Les silhouettes noires qui les entourent, les mots vides des journalistes, les mains qui serrent trop fort, les phrases clichés, «justice sera faite», qui résonnent comme des formules toutes faites. Mais ce deuil n’est que la réactivation d’une perte plus ancienne, plus radicale encore, celle de leurs parents et de leur petit frère dans l’attentat du 14 février 2005 à Beyrouth. «Papa, maman et Angelo étaient devenus célèbres. Zoé et moi étions devenus orphelins.»
Le roman suit alors le mouvement intérieur de deux enfants projetés trop tôt dans un monde d’adultes ravagés. Recueillis par leurs grands-parents, ils grandissent dans un appartement gorgé de silences, d’objets, de souvenirs. Le piano de la grand-mère reste fermé. Le père, absent, est désormais un fantôme d’archives télévisées. La mémoire est là, mais elle oppresse, elle enferme. Dans sa préface, l’écrivain Philippe Ségur écrit: «Ce roman sort des profondeurs de notre être… parce qu’il exprime des sensations, des idées, des émotions qui confinent à l’universel.» Carole Awit ne reconstruit pas le passé, elle fait sentir comment il envahit le présent, comment il colle à la peau, comment il s’infiltre jusque dans les gestes du quotidien.
L’une des grandes forces du roman tient dans la relation qui unit Zadig à Zoé. Ces jumeaux incarnent une forme de double fragile. Ils se portent l’un l’autre dans la douleur, se répondent dans leurs silences. À plusieurs reprises, la narration dit cette fusion avec une simplicité désarmante: «Ce qu’il reste de nous, c’est une seule âme pour deux corps que la douleur ravive.» Plus loin: «Nous ne sommes pas morts, mais nous ne sommes pas vivants.» Cette impossibilité d’habiter pleinement l’existence se traduit dans leurs corps. Zoé se mutile, se teint les cheveux en bleu, souffre d’anorexie. Zadig, lui, vomit des nuits entières, photographie ses cicatrices, chante Charlotte Sometimes de The Cure en souvenir de leur mère, Charlotte. «Les cheveux courts et soyeux de Zoé ont absorbé instantanément les larmes sur ses joues. Il pleuvait dans les yeux de ma sœur à chaque fois qu’elle entendait Charlotte Sometimes.»
Le roman est construit en trois parties, La Douceur, La Douleur, Les Couleurs, qui épousent une trajectoire discrètement initiatique. C’est un récit d’apprentissage, celui de la traversée des ruines. Au cœur du texte, une pièce symbolique, une chambre interdite, au fond de l’appartement, où sont stockés les objets des parents disparus. Lorsqu’enfin les jumeaux en forcent l’entrée, ce n’est pas un sanctuaire qu’ils découvrent, mais un assemblage de matières et de souvenirs. «Nous avons passé de nombreux après-midis à défaire, un à un, les paquets, à scruter puis à classer les objets à la valeur inestimable que nos parents avaient soigneusement choisis.» Ce contact avec le passé ne répare rien, mais il transforme la douleur en mémoire active.
Carole Awit excelle à dire ces moments de bascule, où le réel vacille, où l’intime s’ouvre comme une plaie. Elle le fait dans une langue dense mais limpide, qui épouse la perception des adolescents sans jamais les trahir. Chaque phrase semble filtrée par le corps. La douleur n’est jamais théorisée, elle est éprouvée, décrite, inscrite dans les gestes, les absences. Zadig: «À défaut de vivre ma vie, je la dessinais.» Et encore: «Dans la salle d’eau, je frottais parfois ma peau avec une éponge jusqu’à saigner. Ces mots-là, collés affreusement à ma chair, je voulais les effacer.»
L’autre figure centrale du récit est celle de Jehane, femme meurtrie rencontrée dans un bar clandestin. Elle devient pour Zadig un reflet inversé, elle aussi vit dans l’ombre, elle aussi tente de survivre. Leur lien, fragile, intense, ne sauve personne, mais il fait naître une autre forme de tendresse. Lorsqu’elle disparaît à son tour, Zadig comprend qu’aucune protection n’est assurée, que toute douceur est menacée, que survivre est une lutte permanente.
Les illustrations de Chloé Khoury, en noir et blanc, accompagnent le texte avec une grande justesse. Elles ouvrent un espace onirique, un territoire fragile entre réel et souvenir. Le roman est aussi un objet esthétique pensé comme un tout. Et c’est là une autre réussite de Carole Awit, faire de cette douleur une œuvre sans jamais tomber dans le dolorisme.
Philippe Ségur conclut sa préface par ces mots: «Ce livre, par la puissance du cœur, peut aider à mieux le comprendre.» C’est exactement ce que produit Zadig et Zoé. Un livre nécessaire, discret, intense. Une lampe allumée dans le noir. Une main tendue à celles et ceux qui, comme ses personnages, tentent de «faire en sorte que leurs vies futiles soient moins éconduites par les vents.»
Carole Awit, Zadig et Zoé, L’Harmattan, 2025, 80 p.
N.B: une rencontre-dédicace est prévue courant mai. La date exacte sera communiquée dès qu’elle sera confirmée.
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