
Joe Salloum, président de l’Ordre des pharmaciens, tire la sonnette d’alarme: les médicaments périmés s’accumulent dans les pharmacies et menacent la santé publique comme l’environnement. Mais derrière l’alerte, la réalité est plus complexe qu’il n’y paraît…
«Un médicament périmé peut être aussi dangereux qu’un médicament contrefait», affirme Joe Salloum. Une déclaration choc – presque un cri d’alarme – destinée à secouer les autorités et à braquer les projecteurs sur un problème longtemps négligé. Mais derrière ce ton volontairement dramatique, la réalité scientifique impose plus de nuance: un médicament périmé n’est pas toujours toxique, mais il peut devenir inefficace, voire nocif pour certaines molécules, et sa mauvaise gestion crée un problème écologique d’ampleur nationale.
Une alerte choc… qu’il faut nuancer
Un médicament contrefait est falsifié: il peut contenir la mauvaise substance, la mauvaise dose, voire des composés toxiques. Un médicament périmé, lui, est authentique mais sa date de validité est dépassée. Dans la grande majorité des cas, il n’est pas immédiatement dangereux, mais son efficacité peut être diminuée. Ce qui, pour certains traitements critiques, peut entraîner des conséquences graves. Et dans certains cas, certaines molécules peuvent même se dégrader et devenir nocives.
Un médicament expiré, donc, n’est pas toujours un poison… mais il n’est jamais anodin.
Que se passe-t-il quand un médicament expire?
L’effet dépend de trois paramètres essentiels: la molécule, la forme galénique (comprimé, sirop, injection…) et les conditions de conservation.
Pour les comprimés solides, comme le paracétamol, l’ibuprofène ou les antihypertenseurs, l’efficacité reste souvent de 80 à 90% quelques mois après la date de péremption. Mais dès qu’il s’agit de traitements vitaux, la moindre perte de puissance peut être dramatique. Un antibiotique périmé peut échouer à traiter une infection et favoriser des résistances bactériennes. L’insuline ou les traitements injectables perdent leur efficacité très rapidement, avec des conséquences graves pour les diabétiques ou les patients sous perfusion. Quant aux antiépileptiques ou aux médicaments cardiaques, l’impact peut être vital.
Plus préoccupant encore, certains médicaments peuvent devenir dangereux. Les anciennes tétracyclines, par exemple, sont connues pour provoquer des atteintes rénales sévères. Les suspensions antibiotiques peuvent favoriser le développement de bactéries et de moisissures. Les collyres, eux, présentent un risque réel d’infections oculaires graves.
Enfin, tous les médicaments ne vieillissent pas de la même façon. Les comprimés simples et les capsules sèches restent généralement stables, à condition d’être correctement conservés. En revanche, les sirops, les crèmes, les collyres, les solutions injectables, les vaccins, les médicaments de chimiothérapie et l’insuline se dégradent beaucoup plus rapidement.
Le casse-tête des pharmacies libanaises
En théorie, l’article 53 de la loi sur l’exercice de la pharmacie impose aux laboratoires de reprendre et de détruire les produits expirés. Mais dans les faits, le dispositif est largement insuffisant.
Les agents des laboratoires doivent reprendre jusqu’à quatre boîtes de médicaments non réfrigérés et deux boîtes réfrigérées. Sur le papier, cela paraît correct. Dans la réalité, les pharmaciens se retrouvent avec des stocks résiduels que personne ne reprend. Faute de place et de solutions logistiques, ces stocks s’entassent dans des espaces déjà saturés.
Face à cette impasse, certains pharmaciens se tournent vers l’option la plus simple: se débarrasser discrètement de ces médicaments. Officiellement, personne ne l’avoue. Officieusement, plusieurs sources confirment que des produits périmés finissent dans les poubelles, les éviers, les cuvettes… voire directement dans la nature.
Un danger écologique invisible
Ces pratiques entraînent des conséquences silencieuses mais graves. Les molécules chimiques s’infiltrent dans les nappes phréatiques, contaminent les sols et perturbent les écosystèmes. Certaines substances peuvent également provoquer des déséquilibres hormonaux chez l’humain et l’animal. Plus inquiétant encore, certains médicaments jetés sans contrôle peuvent être récupérés dans les décharges et réintroduits illégalement sur le marché.
Cyclamed et Recyclamed: deux réalités distinctes
En France, la gestion des médicaments périmés est assurée depuis 1993 par Cyclamed, une filière nationale placée sous la tutelle du ministère de la Santé. Les patients rapportent leurs médicaments périmés en pharmacie, les conteneurs sécurisés sont collectés, puis les produits sont incinérés à plus de 1.200°C. L’énergie issue de cette combustion est réutilisée pour le chauffage urbain. Ce système, financé par les laboratoires, permet de détruire plus de 9.000 tonnes de médicaments par an, avec une traçabilité exemplaire.
Au Liban, la situation est très différente. Cyclamed n’a aucun rôle opérationnel sur place. Les grandes sociétés travaillent avec Recyclamed, une entreprise spécialisée dans le traitement et la décontamination des déchets dangereux et toxiques. Lorsqu’un stock périmé doit être détruit, l’agent importateur doit d’abord obtenir une autorisation d’exportation du ministère de la Santé. Une fois le feu vert obtenu, Recyclamed organise l’envoi des médicaments vers la France, où ils sont incinérés dans des installations agréées, en coordination avec le ministère de l’Environnement.
Ce processus est rare, coûteux et réservé aux grandes sociétés. Il ne se pratique qu’une fois tous les deux à trois ans, et Recyclamed est en cours de renouvellement de son permis d’opérer sur le territoire libanais. Pour la majorité des pharmacies, aucune solution pérenne n’existe.
Les tentatives avortées d’une filière locale
Plusieurs initiatives ont été lancées pour créer une filière libanaise, mais elles ont échoué. L’ONG arcenciel gère certains déchets hospitaliers, mais pas les médicaments périmés. La société Cedar Environmental a développé une technologie innovante permettant de solidifier les comprimés pour les recycler en panneaux écologiques, mais le projet reste bloqué au ministère de la Santé. Une tentative d’incinération des stocks dans les fours à ciment de Holcim a également été stoppée, après les protestations des riverains contre les émanations toxiques.
Résultat: aucune filière durable, aucune coordination, et des stocks qui continuent de s’accumuler.
Une pollution silencieuse qui s’aggrave
Le Liban fait face à un triple danger. Le premier est sanitaire: des traitements inefficaces ou périmés circulent potentiellement sur le marché noir. Le deuxième est écologique: les sols, les nappes phréatiques et la biodiversité sont menacés par une pollution durable. Le troisième est économique: les pharmacies, fragilisées par des stocks invendables, se retrouvent sans mécanisme de compensation.
Joe Salloum résume la gravité de la situation: «La loi existe. Il suffit de l’appliquer. La santé des patients et la sécurité environnementale ne peuvent plus attendre.»
Dans un pays où les hôpitaux manquent de moyens et où les médicaments essentiels se raréfient, chaque boîte compte. Tant qu’aucune filière nationale n’existera, et sans coordination entre l’État, les laboratoires et les pharmacies, le Liban continuera de vivre assis sur une bombe sanitaire et écologique.
Commentaires