Addictions: quand le corps prend la parole
Derrière chaque dépendance, un vide et une souffrance. ©Shutterstock

Comprendre l’addiction suppose d’en saisir toute la complexité: entre pulsion de mort, échec de la symbolisation et souffrance muette du corps, les grands psychanalystes ont tenté de nommer ce qui échappe à la parole. Ce second volet explore les théories contemporaines et les mécanismes profonds qui transforment la dépendance en symptôme du malaise moderne.

Comprendre l’addiction exige d’aller au-delà du seul constat de la dépendance. Si la première partie a exploré l’origine du vide et la genèse du manque, il s’agit maintenant de saisir pourquoi, face à l’impossibilité de symboliser la souffrance, le corps prend le relais et fait symptôme. Depuis Freud, la psychanalyse n’a cessé d’interroger ce qui échappe à la parole: les gestes répétitifs, la compulsion de consommation, l’incapacité à différer. Pour nombre de cliniciens, l’addiction apparaît comme la manifestation la plus contemporaine du malaise dans la civilisation: elle révèle une souffrance muette, à la frontière du psychique et du corporel, là où les mots viennent à manquer. C’est dans ce paysage en tension que s’inscrit la réflexion des grands psychanalystes du XXᵉ siècle.

Pour Lacan, l’addict est celui qui, ne pouvant s’inscrire dans la Loi, se retrouve exclu du champ du symbolique. L’objet de la jouissance vient alors occuper la place du Nom-du-Père. Le produit devient tout-puissant. Et le sujet s’évanouit.

Jean Bergeret, en observant les structures dites «limites», évoque des états de «dépression blanche», c’est-à-dire d’une angoisse sans affect, un vide sans représentation. Ce n’est pas la douleur qui domine, mais l’absence de douleur, l’impossibilité de se sentir. L’addiction vient alors secouer le sujet, tel un électrochoc.

Joyce McDougall parlera de «normopathie», c’est-à-dire de sujets bien adaptés en apparence, mais qui souffrent d’un manque total de vie fantasmatique. Chez eux, l’addiction permet une dramatisation archaïque de la souffrance. Ce que le Moi ne peut penser, le corps le rejoue par l’ingestion, la combustion, l’effraction, l’expulsion. Dans Théâtres du corps, elle montre que certaines addictions traduisent une pauvreté extrême de la vie psychique, le corps devenant à la fois scène, acteur et spectateur d’un drame silencieux.

Michel Fain évoque ces patients chez qui les fonctions d’intériorisation, d’attente et de différenciation sont défaillantes. L’addiction devient alors un geste hallucinatoire, une tentative de recréer un lien vital avec l’objet perdu, d’en ingérer la trace ou de la rejeter avec violence.

Winnicott introduit une notion essentielle, celle de l’environnement «suffisamment bon». Si, dans la prime enfance, l’environnement maternel échoue à contenir l’angoisse du bébé, celui-ci développera plus tard des moyens de se contenir lui-même, y compris par la drogue, le sexe ou l’automutilation. L’objet addictif devient un substitut de l’objet de transition qu’est le doudou, mais c’est un doudou toxique.

Entre les maladies psychosomatiques et les conduites addictives, les liens sont nombreux. Dans les deux cas, un conflit psychique non traité se manifeste dans le corps, sans médiation langagière. Le symptôme somatique ou l’addiction vient pallier une fonction psychique déficiente.

Pierre Marty parle de sujets qui vivent sans rêve, sans fantasme, sans vie intérieure véritable. Leur monde est fait de faits, de gestes, d’urgences. Ils tombent malades ou deviennent dépendants parce qu’ils ne peuvent pas «penser» leurs tensions internes. Le corps devient l’unique scène du conflit. À titre d’exemple, l’asthme exprime l’angoisse d’être envahi, l’eczéma la haine contenue, la boulimie l’amour dévoré. L’alcool, la drogue ou la scarification peuvent avoir le même rôle: dire ce qui ne peut être dit. Rétablir une frontière psychique. Marquer l’absence d’un Autre fiable.

Il ne faut pas voir le sujet addict comme un être de démesure, mais comme un sujet blessé qui attend qu’on l’entende enfin. Non dans ce qu’il consomme, mais dans ce qu’il a perdu ou n’a jamais reçu.

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