Médecine esthétique: miroir de nos visages intérieurs
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Sous les aiguilles de la médecine esthétique, le visage moderne se rêve lisse, éternel et sans faille. Mais derrière la quête effrénée d’une peau parfaite, se dissimule une angoisse profonde: celle de notre vulnérabilité, du temps qui passe et du désir insatiable de paraître. Entre défenses psychiques et illusions de maîtrise, le corps devient à la fois miroir social, théâtre intime et terrain d’une lutte silencieuse contre la finitude.  

Chez l’être humain, la peau est le premier enveloppement du sujet. Très tôt, elle se révèle comme un parchemin où le temps grave ses craquelures et révèle nos angoisses Ainsi, par exemple, dans l’observation quotidienne, on remarque que l’apparition d’un cheveu blanc, d’une ride à peine esquissée ou d’un relâchement cutané minime peut précipiter une sérieuse crise intime. D.W. Winnicott parlait d’une «menace à l’intégrité du self». Dès que cette enveloppe se fissure, l’angoisse d’un effondrement psychique guette.

Nombre de sujets, femmes et hommes indistinctement, confessent, entre deux injections de toxine botulique ou deux séances de laser, qu’ils se sentent «plus vieux que leur âge». Cette phrase, qui semble n’être qu’une coquetterie, renvoie en réalité à la rencontre brutale avec le réel du corps. Sous le lissage artificiel, gît la peur panique de n’être plus aimable, donc plus aimé(e). Et, derrière cette crainte, la terreur de n’être plus suffisamment vivant(e). Les micro-aiguilles des praticiens apparaissent alors comme de minuscules épées luttant contre une hydre dont on doit couper une tête (la ride) pour tenter, vainement, de neutraliser le monstre qu’est le vieillissement, la finitude. Sous le bleu glacial du cabinet médical se rejoue le dialogue archaïque entre Éros et Thanatos: embellir la peau pour mieux oublier la mort, rafraîchir le visage pour étendre la vie, pour camoufler le manque et nier l’incomplétude. À force de polir le masque, on en vient, de plus en plus, à craindre ce qu’il doit cacher: la faille, la ride. Or, c’est précisément de la faille que naît le désir. L’excès de comblement donne l’illusion du plein alors que le manque est indispensable à l’émergence du fantasme.

S. Freud décrit une forme de déni où le sujet reconnaît un fragment de réalité tout en rejetant sa signification douloureuse. La médecine esthétique fonctionnerait ainsi: oui, je vois la ride, mais je nie qu’elle annonce ma mortalité. L’acte technique devient manœuvre de maîtrise comme si, en agissant sur ma peau, je reste maître de mon destin. Ce fantasme de toute-puissance, qui n’est pas sans rappeler les phases archaïques du développement infantile, offre une chimère de répit face à l’inévitable déclin. On ne saurait réduire ces soins à de simples vanités. Ils rejouent la dynamique fondamentale de l’appareil psychique qui est de lutter contre l’angoisse. Le cabinet de l’esthéticien(ne) se fait le théâtre de la défense. Les seringues, lasers et autres peelings deviennent les accessoires d’un refoulement mis en scène. En substituant une image idéalisée au reflet devenu insupportable, le sujet maintient en retrait la pulsion de mort qui, disait Freud, travaille néanmoins invisiblement chaque organisme.

Rares sont ceux qui consultent un dermatologue sans vouloir «rester dans la course». Cette injonction sociale se décline en hashtags: #Ageless, #GlowUp, #ForeverYoung, lexique numérique qui diffuse une esthétique à laquelle il devient malaisé d’échapper. La ride, hier signe de sagesse, se lit aujourd’hui comme une anomalie à corriger. Les industries de la beauté, en promouvant sérums régénérants et crèmes «botox-like», scellent une alliance entre société de consommation et idéologie du corps performant. Le phénomène s’autoalimente: une peau  «parfaite» suscite compliments, likes, contrats, preuve immédiate de réussite sociale. Sous cet éclairage, le recours aux injections n’est plus seulement défensif. Il devient offensif afin de conquérir un espace symbolique et économique. L’épiderme est alors façonné selon une morphologie désirable, définie en coulisses par des bureaux de marketing et des algorithmes de filtres. Le corps devient produit et reflète la marchandisation du désir: il faut paraître pour valoir.

Depuis la nuit des temps, l’ornement du corps vise à séduire. Mais la modernité hypermédiatisée a déplacé l’enjeu: il ne s’agit plus de séduire un autre concret, mais une galerie d’yeux abstraits, démultipliés, anonymes. Le couple «botox-filler», en gommant l’âge, prétend garantir la survie du pouvoir érotique. Or, on glisse insidieusement de la séduction vécue à l’illusion de séduction. Lacan rappelait que le désir est toujours désir de l’Autre: si ce dernier est réduit à un like ou un «swipe», le sujet risque de se transformer en objet offert à la consommation. Car, à force de polir son image, l’individu met entre parenthèses ses propres élans pulsionnels. Il se fait surface, Narcisse fasciné par son reflet, en oubliant qu’il est, potentiellement, sujet de désir. Le danger est double: d’une part l’assujettissement à la tyrannie d’une image figée et, d’autre part, l’appauvrissement de la vie fantasmatique, où le manque, pourtant fondateur, se voit moiré par l’excès de visibilité.

La psychanalyse distingue le sexuel – relation à la différence des sexes – de la position subjective qui est une modalité de jouissance singulière. La féminité, dans le langage courant, désigne l’inscription sociale des traits considérés «féminins»: douceur, sensualité, accoutrement, soin de soi, etc., alors que le féminin renvoie à un mode de rapport à l’Autre marqué par le manque, l’ouverture à l’infini, l’énigme d’un désir non circonscrit. De même, la masculinité décrit un ensemble de signes culturels (leadership, rationalité, musculature, etc.), alors que le masculin est une position subjective s’appuyant sur la castration, le symbolique, la Loi. 

La médecine esthétique, en accentuant la force de l’apparence, renforce les stéréotypes sociaux au détriment des mouvements intérieurs du féminin ou du masculin. Ainsi, la femme surgonflée de collagène incarne une féminité hyperbolique qui masque parfois une difficulté à habiter le féminin, c’est-à-dire l’acceptation d’une jouissance incomplète, d’un corps traversé par le manque. Symétriquement, l’homme, sculptant à outrance ses pectoraux, peut exhiber une masculinité promotionnelle là où son masculin, c’est-à-dire la confrontation angoissée à la castration, demeure occulté. Car le culte contemporain de l’image, dopé par la technologie des écrans à haute définition, produit un envahissement du champ visuel. Le paraître tend à saturer l’espace psychique. Se photographier, se retoucher, poster puis guetter les retours (likes, messages, cœurs) constitue un cycle de confirmation narcissique marqué par la frustration. Devenir «corps idéal» pourrait signifier perdre la part obscure du corps, cette pénombre où s’inventent les rêves.

La médecine esthétique offre l’illusion d’une maîtrise sur l’apparence physique, le paraître, sur l’inévitable dégénérescence. Elle confond surface et profondeur. Mais le sujet de l’inconscient, lui, se glisse entre les enflures et les masques, échappe au contrôle imposé. Quand la peau ne porte plus le récit de la vie, cicatrices, rides, taches, elle risque aussi de ne plus traduire les trajectoires psychiques intimes. Nous entrons alors dans un temps où l’excès de lisibilité du visage, de la peau, masque l’opacité féconde du désir. 

 

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