
«Chiaa, Chiaa, Chiaa», le cri de guerre des partisans du Hezbollah pour mobiliser et souder la communauté chiite dans un pays marqué par une mosaïque religieuse, culturelle et politique, illustre de manière éclatante la primauté de l’allégeance communautaire sur l’appartenance nationale.
Le Liban figure parmi les pays les plus fragmentés au monde. Cette diversité, loin d’être uniquement une richesse, a entravé l’instauration d’un système politique stable et freiné l’émergence d’une identité nationale unificatrice.
Dans son ouvrage Une maison aux nombreuses demeures, l’historien Kamal Salibi met en lumière un fait essentiel: les Libanais ne partagent pas une vision commune de leur passé, s’opposant fondamentalement sur la légitimité historique de leur pays.
Chrétiens et musulmans ont, tour à tour, instrumentalisé les idées nationalistes dans un jeu destructeur, lequel, à un niveau plus profond, repose sur des loyautés archaïques et des rivalités tribales. Mais le Liban ne peut se permettre de telles visions antagonistes s’il veut nourrir et préserver un sentiment de communion nationale.
Les divisions fondamentales entre musulmans et chrétiens remontent à la création du Grand Liban dans ses frontières actuelles, sous le mandat français, en 1920.
Pour comprendre comment s’est forgée l’allégeance libanaise, il convient, selon l’ancien parlementaire et figure politique Farès Souhaid, de prendre en compte à la fois le contexte interne du pays et son environnement régional.
«En 1943, la majorité des chrétiens ne voulaient pas l’indépendance du pays et souhaitaient le maintien du mandat français, tandis que la majorité des musulmans aspiraient à intégrer le Liban dans la Grande Syrie», a rappelé Farès Souhaid, citant la fameuse formule du journaliste et homme politique Georges Naccache: «Deux négations ne font pas une nation.»
«Mais nous ne savons toujours pas ce que veulent réellement les musulmans et les chrétiens ensembles », a ajouté M. Souhaid dans un entretien accordé à Ici Beyrouth.
Avec l’indépendance en 1943, le premier compromis de partage du pouvoir entre chrétiens et musulmans prit forme à travers ce qui devint le Pacte national. Les dirigeants musulmans renoncèrent à leur projet d’unité arabe ou syrienne et reconnurent les frontières du «Grand Liban», tandis que les chrétiens s’engagèrent à ne plus chercher la protection de la France ni d’autres puissances occidentales.
Le système politique libanais tente ainsi de concilier les intérêts divergents des communautés religieuses, au prix de compromis constants.
La loi libanaise sur le statut personnel renforce l’influence de ces groupes en permettant aux autorités confessionnelles de primer sur l’État. Chacune des 18 confessions définit ses propres règles en matière de mariage, divorce ou succession. Ce sont donc les institutions religieuses qui conçoivent et appliquent leur propre ordre juridique.
En conséquence, l’appartenance communautaire devient une condition de citoyenneté.
Le Pacte national de 1943 fonctionna de manière satisfaisante pendant près de trois décennies, jusqu’à son effondrement en 1975 avec le déclenchement de la guerre civile, rappelle Farès Souhaid. Ce conflit dévastateur, qui dura quinze ans, ne prit fin que lorsque les intérêts des parties belligérantes libanaises et régionales furent alignés, conduisant aux accords de Taëf de 1989.
Pour M. Souhaid, cet accord, désormais intégré à la Constitution, «constitue le seul remède et la seule formule» capables de renforcer l’identité nationale libanaise. Il tire sa force du fait qu’il a consacré le caractère définitif du pays dans ses frontières actuelles, une revendication historique des chrétiens, tout en affirmant l’identité arabe du Liban, chère aux musulmans.
Les Libanais peuvent-ils donc aspirer à une identité nationale collective?
«Oui, certainement», insiste l’ancien député. «Appartenir au Liban n’annule en rien son cercle d’appartenance plus restreint: la communauté, la famille ou l’identité personnelle.»
«Les droits des citoyens au Liban ne suffisent pas. Il faut également garantir ceux des communautés.»
Pour M. Souhaid, une application véritable et complète de l’accord de Taëf pourrait faire du Liban un État viable, «capable de trouver un juste équilibre entre les sentiments nationaux et communautaires».
Mona Fayad, activiste politique et professeure de psychologie à l’Université libanaise, estime pour sa part qu’un véritable esprit de solidarité nationale existe au Liban, rappelant les manifestations populaires de 2019: «Elles ont montré que le peuple, au-delà de ses appartenances confessionnelles ou communautaires, exprimait une volonté commune et déterminée de sortir de la situation dans laquelle les dirigeants l’avaient enfermé.»
«Les Libanais ne sont pas ennemis par nature. Sur le plan personnel, ils n’ont aucun problème entre eux; au contraire, ils font preuve d’un sens national. Le véritable problèmle réside dans les dirigeants», a affirmé Mme Fayad dans un entretien accordé à Ici Beyrouth.
De plus, elle a vivement critiqué la «soi-disant résistance» du Hezbollah, accusant le groupe soutenu par l’Iran de jouer sur ces divisions et d’utiliser «une rhétorique qui ne fait qu’alimenter la fracture et le sectarisme, autrement dit l’allégeance à la communauté plutôt qu’à la nation».
La diversité du Liban est-elle une malédiction?
Farès Souhaid est catégorique: «La diversité au Liban est une richesse. C’est une source exceptionnelle d’abondance. Si le pays n’a jamais connu de régime totalitaire, contrairement à la Syrie, à l’Irak ou à l’Égypte, c’est bien grâce à cette diversité. Aucune communauté, quelle que soit son envergure, n’a jamais pu prendre le contrôle de l’ensemble du pays.»
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