
Six ans se sont écoulés depuis l’automne 2019, lorsque la révolution d’octobre, dont les effets continuent de peser sur le pays, a éclaté. En quelques jours, le pays tout entier semblait s’être uni contre une classe politique jugée corrompue et incapable d’empêcher l’effondrement économique qui se profilait. Un sursaut qui avait conduit à la démission du gouvernement de Saad Hariri, le 29 octobre 2019, et fait l’objet d’une grande polémique.
Que s’est-il vraiment passé en octobre 2019? En quoi le soulèvement s’aligne-t-il sur les principes des «révolutions de couleur»? Que révèlent les données disponibles sur le financement des organisations civiles libanaises? Ici Beyrouth fait le point.
Retour sur les faits
Bien avant la première barricade, l’économie libanaise était au bord de la rupture. L’endettement public dépassait 150% du PIB, les déficits budgétaire et commercial se creusaient, la pénurie de dollars paralysait les importations, tandis que la confiance dans le secteur bancaire s’érodait.
L’annonce, le 17 octobre 2019, d’une taxe sur les appels passés via WhatsApp agit comme l’étincelle qui embrase un baril de poudre. En quelques heures, des rassemblements spontanés se forment de Tripoli à Tyr. Ce qui surprend, ce n’est pas seulement l’ampleur de la mobilisation, mais sa composition: pour la première fois depuis la guerre civile, les clivages communautaires semblent s’effacer derrière une revendication commune de dignité et de justice sociale… du moins en apparence.
Toutefois, et malgré la démission du gouvernement Hariri, les manifestants refusent de lever le camp. Pendant des semaines, ils occupent les places, organisent des débats, s’essaient à de nouvelles formes de «démocratie directe». Il a fallu que se succèdent plusieurs catastrophes, notamment la répression économique doublée de l’effondrement de la livre et, plus tard, la pandémie de Covid-19, pour que la mobilisation se voie fragilisée. Au printemps 2020, le mouvement s’étiole, sans qu’aucune formation politique n’ait réussi à transformer l’élan populaire en projet institutionnel.
Si elle a longtemps été applaudie par la société dite civile, bon nombre d’experts ont décrit cette vague de protestation comme une «révolution de couleur» importée, une sorte d’opération pilotée de l’étranger sur le modèle des mobilisations qui avaient secoué la Serbie, la Géorgie ou l’Ukraine dans les années 2000. Au cœur de cette thèse: la figure du milliardaire George Soros et son réseau de fondations, accusés d’avoir financé, directement ou indirectement, la contestation libanaise par l’entremise d’organisations locales, notamment Kulluna Irada (KI).
Avant de décortiquer le modèle libanais de 2019, commençons par comprendre ce qu’est une révolution de couleur.
Révolution de couleur: mode d’emploi
Le terme s’est imposé au tournant du XXIᵉ siècle pour désigner des mouvements civiques non violents qui, de la Serbie à l’Ukraine, ont conduit à des changements de régime. L’on pense notamment au rôle du mouvement serbe Otpor, qui signifie «résistance», dans la formation de jeunes activistes géorgiens, leur enseignant des techniques de mobilisation non violente et de communication politique. Fondé à Belgrade à la fin des années 1990, ce mouvement a largement contribué à la chute du président Slobodan Milošević.
Les révolutions de couleur se caractérisent par une combinaison de mobilisation populaire massive et de stratégies politiques précises. Elles s’appuient sur des slogans fédérateurs, capables de transcender les divisions sociales, ethniques ou religieuses, et de rassembler rapidement des citoyens autour d’une revendication commune de justice ou de changement. La planification non violente est essentielle. C’est là que s’imposent les réseaux de volontaires et les comités locaux et que se développent des formations à la résistance pacifique qui permettent de maintenir la pression sur le pouvoir tout en évitant les affrontements armés directs.
Les médias et les réseaux sociaux jouent aussi un rôle central, diffusant les messages, mobilisant rapidement les participants et documentant les abus du pouvoir, transformant la communication en véritable instrument de légitimation et de pression politique. Ces mouvements construisent également des coalitions citoyennes larges et transversales, réunissant étudiants, organisations non gouvernementales (ONG), journalistes et acteurs culturels ou économiques, pour renforcer leur crédibilité sociale et politique.
Parfois, ils bénéficient d’un soutien externe discret ou direct. Symboles, couleurs et logos deviennent autant d’outils pour unir les participants et rendre le mouvement visible.
Pour revenir au cas du Liban, il faut dire que, selon plusieurs experts, la révolution d’octobre 2019 illustre ces dynamiques. Bien que né d’un contexte local précis, le soulèvement a rapidement et, contre toute attente, dépassé les logiques traditionnelles de division confessionnelle ou régionale. Il s’est structuré autour de revendications soi-disant claires et fédératrices (dénoncer la corruption et exiger dignité et justice sociale) ce qui a permis de mobiliser une large partie de la population en quelques jours. «Cette capacité à créer un récit collectif simple, mais mobilisateur, est l’un des fondements des révolutions de couleur, où l’idée d’un objectif commun dépasse les intérêts partisans ou identitaires», souligne un expert sous couvert d’anonymat.
Par ailleurs, l’utilisation stratégique des médias et des réseaux sociaux a été tout aussi déterminante. Ces plateformes ont servi à coordonner les manifestations, à diffuser des messages et à documenter les abus du pouvoir, transformant la communication en un levier de pression politique et en un outil d’unification des citoyens. La rapidité avec laquelle l’information circulait et galvanisait les participants reflète exactement les techniques observées dans les mouvements non violents qui ont secoué la Serbie, la Géorgie ou l’Ukraine.
Le soulèvement s’est également appuyé sur la formation de coalitions citoyennes diversifiées. Étudiants, ONG, journalistes et acteurs culturels ont convergé sur les places publiques et dans les espaces de débat, renforçant la légitimité sociale et politique du mouvement. Cette transversalité, qui permet de rassembler différents segments de la société autour d’un même objectif, est un autre trait clé des révolutions de couleur, qui s’appuient moins sur les partis traditionnels que sur l’organisation de la société civile. Une société civile qui, selon plusieurs observateurs, a bénéficié de la présence de réseaux externes de soutien, sous forme de financement, de formation ou de conseils stratégiques. Ces appuis, directs ou indirects, ont permis de transmettre des méthodes éprouvées de mobilisation non violente, inspirées par des expériences étrangères comme celles d’Otpor en Serbie. Si ces financements n’ont pas uniquement servi à mobiliser la masse au Liban, ils ont permis aux «mécènes» d’opérer une sorte de rachat du Liban sous levier.
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