Les origines des Frères musulmans : Hassan al-Banna et la naissance d’un islam politique
©Ici Beyrouth

Dans une Égypte colonisée, déchirée entre modernité et tradition, un jeune instituteur conçoit un projet qui va bouleverser le monde musulman. En 1928, Hassan al-Banna fonde les Frères musulmans — à la fois mouvement spirituel, social et politique. Près d’un siècle plus tard, son héritage continue d’irriguer les débats sur l’islam et le pouvoir. 

 Ismaïlia, 1928.

Dans cette ville du canal de Suez sous contrôle britannique, Hassan al-Banna, fils d’un imam et jeune enseignant de 22 ans, réunit six ouvriers autour d’un serment : restaurer la grandeur de l’islam. L’organisation qui allait naître de celui-ci allait profondément marquer le Moyen-Orient au XXe siècle : les Frères musulmans (al-Ikhwān al-Muslimūn).

À une époque de bouleversements politiques, sociaux et culturels majeurs, cette initiative ne surgit pas de nulle part. Au contraire : elle constitue une réponse idéologique et spirituelle à une crise identitaire majeure, traversée par le monde arabo-musulman au début du XXe siècle.

En effet, le contexte de fondation du mouvement est fondamental pour en comprendre la portée. L’Égypte, alors sous domination britannique, est alors le théâtre de dynamiques parfois opposées. Colonialisme, réformisme, nationalisme et aspirations religieuses se mêlent dans une société en quête de sens. 

La chute du califat ottoman en 1924, sous l'impulsion de Mustafa Kemal Atatürk, laisse un vide symbolique immense dans le monde musulman. Pour beaucoup, cette disparition incarne alors la fin de l’unité islamique et la perte d’un repère politique et spirituel majeur.

« C’est un homme ébranlé qui crée l’organisation des Frères musulmans », analyse Pierre Vermeren, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris 1 – Sorbonne. 

« Il subit plusieurs influences déterminantes : la salafiyya (mouvement de réforme de l’islam initié par les oulémas du Caire libérés de la tutelle califale orthodoxe par la présence coloniale), le léninisme qui prône les partis de combat, et le contexte colonial britannique omniprésent sur le canal de Suez. »

De l’enseignement à la politisation

Né dans la localité de Mahmoudiyya, à l’ouest du delta du Nil, Al-Banna grandit dans une famille pieuse. Son père, imam et érudit en hadith se réclamant de l’école hanbalite – prônant une lecture littéraliste des textes – l’initie tôt aux sciences religieuses.

Il s’intéresse dès son adolescence aux mouvements réformistes islamiques et rejoint plusieurs associations morales. Il poursuit ses études à l’École normale du Caire, où il est influencé par des penseurs comme l’intellectuel syrien Rashid Rida. En 1927, diplômé et devenu instituteur, il est affecté à Ismaïlia, ville sous contrôle britannique et au cœur du dispositif du canal de Suez.

Il y observe alors une société profondément marquée par l’injustice sociale, la domination étrangère et une élite locale fascinée par l’Occident. À ses yeux, cette situation reflète une crise plus profonde : la désislamisation progressive de la société égyptienne, où les valeurs religieuses sont délaissées, notamment par la jeunesse.

Revivifier l’islam

Face à ce qu’il considère comme une double aliénation — coloniale et morale — al-Banna estime que seule une revivification de l’islam peut redonner sens et autonomie à la nation. L’objectif affiché est alors simple, mais ambitieux : replacer le religieux comme principe organisateur de la société.

Pour Pierre Vermeren, « Al-Banna valide les thèses de la salafiyya : Dieu a puni les musulmans pour s’être écartés de Ses enseignements. » Pour le jeune homme, « l’islam n’est plus la matrice du politique, du social, du savoir, de la morale ». Son objectif est donc de « remettre Dieu au centre de la société », observe le chercheur.

Dès lors, la réforme morale des individus devient la condition du renouveau politique. « La reconstitution d’un califat est centrale dans son programme, mais elle viendra à terme, après la réforme des individus, des familles et de la société », poursuit M. Vermeren.

Al-Banna considérait que l’islam n’était pas qu’une religion au sens strict, mais une voie complète englobant la spiritualité, la politique, l’économie et la justice sociale. Il rejetait la séparation entre la religion et l’État, perçue comme une importation occidentale contraire à la tradition islamique.

Les objectifs initiaux du mouvement des Frères musulmans étaient donc essentiellement éducatifs, moraux et sociaux. Il s’agissait de former une élite musulmane pieuse et active, capable de réislamiser la société par le bas, à travers l’éducation, l’exemplarité et le travail communautaire. « Les Frères musulmans ne sont pas un parti au sens moderne du terme, analyse M. Vermeren. C’est une tariqa moderne, une confrérie réformée, qui se veut à la fois spirituelle, politique et sociale. Al-Banna ne fonde pas une secte, mais une école de vie. »

Un appareil idéologique et militant

Mais très vite, c’est surtout la portée politique du projet qui s’affirme. Les Frères dénoncent la corruption des élites locales, le colonialisme européen et l’imitation aveugle de l’Occident. Ils prônent au contraire un retour aux sources de l’islam, dans un cadre modernisé mais fidèle aux textes fondateurs.

Pierre Vermeren résume le projet d’al-Banna comme « une confrérie islamique, un parti politique de type léniniste et une association révolutionnaire. » Le fondateur, explique-t-il, « radicalise la salafiyya en lui donnant une tonalité politique et opérationnelle. »

Le message d’al-Banna séduit largement. Le mouvement s’étend rapidement à travers l’Égypte, en s’appuyant sur un réseau de mosquées, d’écoles, d’associations caritatives et même d’entreprises. 

La structure pyramidale et disciplinée du groupe renforce son efficacité, tout en suscitant la méfiance du pouvoir en place. « C’est un mouvement de masse, mais structuré comme une avant-garde », souligne Vermeren. « Les Frères musulmans empruntent à la fois à l’organisation jésuite, au parti bolchevique et à la confrérie soufie. »

Un mouvement de masse discipliné

Le mouvement attire les classes moyennes pieuses, les fonctionnaires, les enseignants et les jeunes diplômés frustrés par le système politique verrouillé. « Al-Banna incarne la revanche des couches populaires et religieuses sur les élites occidentalisées du Caire », poursuit Vermeren. « C’est une révolution culturelle avant d’être une révolution politique. »

Si le discours du fondateur reste modéré, insistant sur la réforme progressive plutôt que sur la violence, la logique d’avant-garde militante et l’existence d’une structure clandestine préparent les tensions futures. Car au fil des années, la confrérie gagne en influence et, en 1941, elle compte déjà des centaines de milliers d’adhérents.

Vers la confrontation

Mais sa croissance inquiète le pouvoir et les Britanniques. La création d’une branche armée dans les années 1940 marque un tournant.

« La logique d’avant-garde et de pureté morale débouche fatalement sur la tentation de la violence, estime Vermeren. Quand on prétend détenir la vérité divine, on a tendance à la vouloir imposer. »

Ainsi, la naissance des Frères musulmans marque une réinvention de l’islam politique dans un monde en pleine transformation. Hassan al-Banna jette les bases d’une idéologie qui inspire, encore aujourd’hui, une partie des courants islamistes, en conjuguant foi, activisme et quête de justice. 

En 1949, il est assassiné au Caire, probablement sur ordre du pouvoir égyptien, dans un climat de répression croissante. Mais sa mort ne met pas fin au mouvement. Au contraire, elle en fait un mythe fondateur, celui d’un martyr d’un islam renaissant. 

Un héritage qui perdure, porté par cette idée qu’« une organisation d’élite peut conduire l’islam et les musulmans dans le nouveau contexte bouleversé du monde », analyse M. Vermeren. Avant de conclure que « c’est ce message, plus que son programme, qui explique la longévité des Frères musulmans ».

 

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