Penseur phare des Frères musulmans, Sayyed Qutb a vu son influence dépasser les frontières, inspirant de larges mouvances de l’islamisme radical. Mais s’il reste associé aux Frères musulmans, sa pensée ne fait pas l’unanimité au sein du mouvement qui récuse une partie de ses idées.
Né en 1906 dans une famille pieuse d’un village de Haute-Égypte, il va étudier les sciences de l’éducation comme le fondateur des Frères musulmans Hassan al-Banna. Parallèlement à son travail d’enseignant et de fonctionnaire de l’Éducation nationale, Sayyed Qutb est reconnu comme un homme de lettres, qui fréquente le milieu intellectuel égyptien dont l’écrivain Taha Hussein. Durant cette période, il écrit plusieurs poèmes, nouvelles et essais.
Un retour vers la religion
Vers l’âge de quarante ans, Sayyed Qutb entame un retour vers la religion qui va profondément changer son idéologie. En 1948, il publie La justice sociale en islam, un essai dans lequel il cherche à démontrer que l’islam offre un système complet et supérieur pour organiser une société juste, sans se limiter aux seules questions religieuses rituelles. Il affirme que la justice sociale est indissociable de la foi islamique, et développe la notion de « hakimiyya », c’est-à-dire la souveraineté exclusive de Dieu sur tout et notamment dans le domaine politique. Il critique alors le capitalisme et le marxisme, car il les considère comme matérialistes et ignorant la transcendance divine.
Après cette publication, il va visiter l’Europe et les États-Unis afin d’étudier le système éducatif de ces pays. Une rencontre qui va profondément le marquer, tant en termes de mode de vie que de rapport aux autres. Sur place, il va prendre connaissance du racisme, d’une société libérale et individualiste, ce qui va le rapprocher de l’islam. Selon lui, l’Occident est sombré dans une décadence en raison de la faillite de son système de valeurs, où l’intérêt économique prime sur le reste, contrairement à l’islam.
C’est à son retour de voyage qu’il va adhérer aux Frères musulmans. « C’est le coup d’État des Officiers libres soutenu par les Frères musulmans qui a rapproché ces derniers de Sayyed Qutb », souligne à Ici Beyrouth Sarah Ben Néfissa, directrice de recherches à l'Institut de recherche pour le développement de l’université Panthéon-Sorbonne (Paris 1).
« Il a été coopté pour prendre en charge l’importante section de la Dawa au sein de l’Organisation. En pleine crise suite à la répression de 1948, les Frères musulmans étaient à la recherche de relais auprès des officiers libres. Sayyed Qutb était connu pour ses bonnes relations avec le pouvoir nassérien », ajoute-t-elle.
En effet, le groupe des Officiers libres qui renversent le roi Farouk en 1952 manquait d’une véritable base populaire, et avait donc besoin du soutien des Frères musulmans. Mais une fois au pouvoir, Nasser va chercher à les écarter, notamment suite à la tentative d’attentat contre lui en 1954. Sayyed Qutb est alors arrêté la même année et envoyé en prison.
La rupture entre les nasséristes et les Frères musulmans était de toute manière inévitable, d’une part en raison du poids des Frères musulmans dans la société égyptienne, mais également en raison de leur vision différente entre une idéologie nationaliste, laïque et socialiste basée sur l’armée, et une idéologie basée avant tout sur la religion.
« Les Frères musulmans considèrent qu’il n’y a ni « question sociale » ni « question politique » à résoudre, mais qu’en revanche il y a une « méga-question religieuse », et c’est la résolution de cette dernière qui résoudra l’ensemble des autres questions », explique Sarah Ben Néfissa.
Des œuvres phares
Au cours de son incarcération, Sayyed Qutb va être très prolifique en termes d’écriture. Il va notamment rédiger son œuvre monumentale À l’ombre du Coran, une étude du livre saint de l’islam qui compte 30 volumes. Ce livre n’est pas à proprement parler une étude purement religieuse du Coran, mais plutôt une lecture thématique et spirituelle dans laquelle Qutb cherche à montrer la cohérence du Coran et sa pertinence directe pour la vie moderne. Il va également rédiger Jalons sur la route en 1964, qui condense les idées de sa précédente œuvre et en donne une lecture militante et doctrinale, où la radicalisation de sa pensée est clairement visible.
« Il semble évident que son long séjour en prison et la torture qu’il a subie ont contribué à la radicalisation de sa pensée », confirme Sarah Ben Néfissa, « mais cette radicalisation a montré ses prémisses avant même la prison, comme l’expriment notamment son rejet et sa perception de plus en plus négative de l’Occident et des États-Unis. »
Un radicalisme qui va opposer Sayyed Qutb et les Frères musulmans, en particulier l’idée selon laquelle les pays musulmans vivent désormais dans la jahiliyya, c’est-à-dire la période d’ignorance des pays arabes avant l’avènement de l’Islam. Selon Qutb, toutes les sociétés, même musulmanes, qui ne se gouvernent pas par la loi de Dieu (la charia) vivent dans une jahiliyya moderne. De ce fait, il a légitimé le fait de lutter de manière active contre des États dits musulmans, mais considérés comme « apostats ». La lutte est alors définie comme un jihad global, à la fois spirituel, intellectuel, social et également militaire si la société refuse de revenir aux « vraies valeurs ».
Les Frères musulmans, et notamment Hassan al-Hudaybi, le successeur de Hassan al-Banna, vont s’opposer à la pensée de Qutb et notamment à l’idée de considérer certains musulmans comme apostats. Pour ce faire, Hudaybi va rédiger le livre Prédicateurs, pas juges pour réfuter les idées de Qutb. Il refuse également la notion de « hakimiyya » en raison de l’absence de ce mot dans le Coran. Suite à cette décision Sayyed Qutb ne sera plus rattaché aux Frères musulmans, même si une partie d’entre eux va se détacher du mouvement et adopter des méthodes plus violentes et offensives.
Son livre Jalons sur la route va connaitre un succès fulgurant à sa publication en 1965, et va inspirer de nombreux mouvements et personnalités. « Il tient son succès à sa manière de s’exprimer et d’écrire », explique Sarah Ben Néfissa, « il a systématisé la pensée de Hassan al Banna et l’a exprimée dans un langage moderne et littéraire en même temps qui plait à la jeunesse ».
« Son impact dépasse de loin la division sunnite et chiite. Sayyid Qutb a notamment été traduit en persan sous l’égide directe de l’ayatollah Ali Khamenei », ajoute-t-elle.
Condamné à mort par un tribunal militaire, Sayyed Qutb va être pendu en 1966, et sa mort sera considérée par de nombreux islamistes comme un martyr de la cause.
Si Sayyed Qutb n’a pas théorisé à proprement parler le terrorisme contemporain, il a fourni un socle idéologique à partir duquel plusieurs mouvances djihadistes comme Al Qaïda et l’État islamique vont construire leur légitimité religieuse et politique.
Sa pensée, profondément marquée par son expérience carcérale et son rejet du monde moderne, continue d’alimenter un débat complexe au sein de l’islam politique : celui de la place de la souveraineté divine dans l’organisation de la société. Entre figure martyre pour certains et penseur dangereux pour d’autres, Qutb reste l’un des intellectuels les plus controversés et les plus influents du XXᵉ siècle musulman.




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