Frères musulmans, salafistes et djihadistes : des influences communes mais des trajectoires différentes
©MOHAMMED ABED/AFP via Getty Images

Largement utilisés dans l’espace médiatique, les termes Frères musulmans, salafistes et djihadistes ont tendance à se confondre dans l’imaginaire collectif occidental.
S’ils partagent certaines bases communes, ils renvoient cependant à des mouvements, des idées et des modes d’action distincts.

Pour comprendre l’origine de ces termes, il convient de revenir à la fin du XIXᵉ siècle et au début du XXᵉ siècle, lorsque les pays arabes étaient en grande partie soumis à la domination étrangère et à la colonisation européenne. Une réalité marquée également par la chute de l’Empire ottoman, dernier grand empire musulman.
La confrontation avec l’Occident va provoquer une crise dans le monde musulman, et certains estiment alors que les sociétés islamiques se trouvent dans une forme de décadence.

Face à cela, plusieurs mouvements arabes et musulmans vont agir en réaction pour tenter de contrer ces menaces, ce qui donnera notamment l’essor des nationalismes arabes. Parallèlement, des mouvements de réforme vont apparaître, partant du postulat qu’il faut imiter le passé islamique glorieux des premiers temps de l’islam. Autrement dit, il s’agit de revenir aux pratiques de ce qu’ils considèrent comme « l’âge d’or de l’islam », afin de provoquer une renaissance religieuse. En effet, ils assimilent la pratique religieuse des premières générations à leurs succès militaires et politiques, qui ont permis l’expansion de l’islam.

Plusieurs mouvements de réforme

Trois temps du réformisme religieux peuvent être distingués.
Le premier est marqué par des figures comme Mohamed Abduh et Jamal al-Din al-Afghani. En réaction à la domination intellectuelle et politique de l’Occident sur le monde musulman, ils vont essayer de concilier les principes de l’islam avec le monde moderne. Ils plaident alors pour une réinterprétation des textes fondateurs de l’islam, le Coran et la Sunna, en accord avec les principes de rationalité scientifique et de gouvernance libérale, et préconisent la primauté de la raison en cas de doute sur une question religieuse.

Le deuxième temps est celui de la fondation du wahhabisme, pour lequel le retard des pays musulmans vient du fait qu’ils n’ont pas appliqué à la lettre les textes sacrés, et qu’ils ont introduit des innovations contraires au texte et à la loi islamique. Son fondateur, Muhammad ibn Abd al-Wahhab, s’est appuyé sur l’école hanbalite, connue pour sa manière très rigoureuse d’interpréter l’islam, et notamment sur la pensée d’Ibn Taymiyya. Abd al-Wahhab a prôné un monothéisme très strict et une interprétation littérale des textes sacrés de l’islam, le Coran et la Sunna. Il estime que ces derniers se suffisent à eux-mêmes et qu’il n’y a pas de place pour des différences d’interprétation.

« Du fait de son intransigeance doctrinale, le wahhabisme souffrait à ses débuts d’une mauvaise réputation dans le monde sunnite », explique à Ici Beyrouth Sarah Ben Néfissa, directrice de recherches à l’Institut de recherche pour le développement de l’Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1).
« Les choses vont changer au lendemain de la Première Guerre mondiale, via notamment l’Égypte et principalement Rachid Rida et sa revue El Manar, qui a publié la littérature wahhabite. »

À cette période, souligne la chercheuse, le wahhabisme va être rebaptisé salafisme pour affirmer sa parfaite orthodoxie, autrement dit son respect des salafs, les premières générations de musulmans. Avec la montée en puissance de l’Arabie saoudite à partir des années 1970, le wahhabisme va se propager. L’un des buts du royaume saoudien est alors de lutter contre le nationalisme arabe, et plus particulièrement contre le nassérisme.

« Via la finance islamique, l’aide au secteur associatif religieux, la formation des prédicateurs, la construction de mosquées et ses chaînes satellitaires, cette diplomatie religieuse a “salafisé” l’islam vécu des sociétés arabo-musulmanes », précise Sarah Ben Néfissa, pour qui « les Frères musulmans se sont articulés à cette “salafisation généralisée” à cause de la base doctrinale commune entre ces deux mouvements ».

Les Frères musulmans, troisième temps du réformisme

Les Frères musulmans constituent de ce fait le troisième temps de réforme. Leur objectif est d’islamiser la société par le haut, à travers les institutions et l’État, et de lutter de manière pacifique contre la modernité et l’influence occidentale. De ce fait, ils acceptent de jouer le jeu des élections et investissent les champs sociaux et politiques, ce que la plupart des salafistes récusent.

Créés en 1928, peu de temps après la chute de l’Empire ottoman, les Frères musulmans rêvent également d’un retour du califat, d’une unité panislamique, c’est-à-dire le rassemblement de tous les musulmans sous un même pouvoir. Après la mort de Rachid Rida en 1935, le fondateur de la confrérie, Hassan al-Banna, va devenir l’éditeur de la publication Al Manar. Issus de la mouvance salafiste, les Frères musulmans sont parfois appelés des « néo-salafistes ».

Les Frères musulmans vont être des concurrents redoutables pour les wahhabites : s’ils partagent sur le fond des idées communes, ils s’inscrivent dans la modernité en s’impliquant dans les jeux politiques et électoraux, ce que les wahhabites refusent. Cependant, ils ont aussi largement coopéré durant plusieurs années, lorsque l’Arabie saoudite a ouvert ses portes aux Frères musulmans persécutés en Égypte. Ces derniers ont alors profondément investi le champ de l’éducation du royaume, en diffusant leurs idées.

Mais l’invasion du Koweït par Saddam Hussein va changer la donne. L’Arabie saoudite, opposée à cette invasion, va permettre aux troupes américaines de se baser dans le pays pour combattre l’Irak, une position inconcevable pour les Frères musulmans. Preuve de leur rupture : en 2014, le royaume saoudien a déclaré la confrérie « organisation terroriste ».

Du salafisme au djihadisme

Le salafisme a donné naissance à plusieurs mouvances, qui ont en commun de se réclamer d’Ibn Taymiyya et de Muhammad ibn Abd al-Wahhab.
La première est le salafisme quiétiste, qui prône avant tout l’éducation et la purification des musulmans par l’enseignement religieux, et qui refuse de s’impliquer dans la vie civique ou politique.
La deuxième mouvance est le salafisme politique, comme par exemple le parti Al-Nour en Égypte. Elle serait une sorte de syncrétisme entre l’idéologie des Frères musulmans et le wahhabisme durant les années 1960.

Avec l’influence de Sayyid Qutb (penseur lié aux Frères musulmans) et d’Ayman al-Zawahiri, le salafisme djihadiste va également se former. Il prend son essor principalement dans les années 1980, avec la lutte des moudjahidines afghans contre l’URSS, marquant d’une part la première guerre contemporaine conduite au nom du jihad, mais également la victoire des moudjahidines – et donc, quelque part, de l’islam.

Une fois la guerre terminée, il existe alors une armée de djihadistes bien entraînés et aptes à s’engager dans d’autres combats, bénéficiant d’une certaine aura dans le monde musulman.

Ce salafisme djihadiste cherche, comme les autres, à revenir aux pratiques des premiers temps de l’islam, mais en choisissant la lutte armée et en voulant l’imposer par la force. Il souhaite également l’établissement d’un État islamique. Avec l’apparition d’Al-Qaïda dans les années 1990 et de Daech dans les années 2010, le djihadisme devient plus mondial. Inspirés par Sayyid Qutb, les groupes djihadistes ont tendance à considérer les musulmans qui n’appliquent pas leurs règles comme des apostats, contrairement par exemple aux Frères musulmans.

« Il est possible de dire que les écrits de Sayyid Qutb ont constitué une base doctrinale solide d’une telle extension, non seulement pour contrer les pays occidentaux non musulmans, mais aussi à l’intérieur même des sociétés dites musulmanes », analyse Sarah Ben Néfissa, « puisque ces dernières, selon lui, sont retombées dans l’ère de la Jahiliya, à savoir l’ère de l’ignorance avant l’apparition de l’islam. »

« Aujourd’hui, on assiste à une autonomisation des groupes djihadistes par rapport à leurs initiateurs idéologiques et financiers », ajoute-t-elle.

Les différents groupes djihadistes sont généralement rivaux et ont tendance à s’excommunier entre eux. En effet, ils opèrent une distinction nette entre leurs membres et les autres, même s’ils sont musulmans. Les musulmans qui ne pensent pas comme eux sont donc considérés comme des apostats, et les non-musulmans comme des infidèles.

Ainsi, les salafistes, les Frères musulmans et les djihadistes ont en commun la volonté de remettre la religion au cœur de la société. Cependant, ils diffèrent dans leur mode d’action.
Si les Frères musulmans et la plupart des salafistes privilégient une lutte pacifique, les djihadistes utilisent largement la violence. De plus, contrairement aux salafistes et aux djihadistes, les Frères musulmans considèrent qu’il faut s’insérer dans le jeu politique et prendre le pouvoir par les urnes.

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