La visite du pape Léon XIV est le fruit d’un choix délibéré de sa part, tandis que son déplacement en Turquie répond à l’invitation du patriarche œcuménique Bartholomée, à l’occasion de la commémoration du 1700ᵉ anniversaire du concile de Nicée (325), qui a défini les fondements du kérygme chrétien autour desquels s’articule l’œcuménisme contemporain.
Le choix du Liban constitue un acte fort et intentionnel, porteur d’un message clairement adressé à la communauté internationale concernant les menaces qui pèsent sur l’unique entité politique du Moyen-Orient fondée sur une créativité politique propre et sur la détermination de l’Église maronite à dépasser les confinements de la subordination statutaire et morale des chrétiens dans l’aire islamique. La notion moderne de territorialité politique, qui remet en question les canons politiques de l’islam scripturaire et leurs modulations historiques, remplace celle de l’Oumma par celle de l’État territorial et de la communauté nationale élective, dotée d’institutions fondées sur des valeurs politiques librement consenties par les citoyens. “La volonté de vivre ensemble” et le “plébiscite de tous les jours”, explicitement définis par Ernest Renan, en constituent les piliers.
Le patriarche Élias Hoyek (1898-1931) évoquait déjà le passage du “nationalisme religieux” au “nationalisme politique”, une orientation à contre-courant de l’arabisme naissant et de l’islamisme contemporain, qui réactivent les catégories de l’islam scripturaire à travers les prismes des totalitarismes et autoritarismes modernes. En s’engageant dans cette voie, l’Église maronite ouvrait la porte à la modernité politique, à l’émergence de la société civile et aux nouveaux enjeux de la dialectique politique opposant l’État de droit aux acteurs de la société civile. D’où l’attachement de l’Église et de la société civile chrétienne au principe de subsidiarité ainsi qu’aux libertés publiques et privées qui en découlent.
La source culturelle de l’instabilité politique endémique et des conflits cycliques qui ont jalonné sept décennies de guerres sert ici de clef d’interprétation. Ces conflits s’inscrivent dans les interstices séparant la culture politique impériale de celle de l’État de droit. L’appartenance à l’Église universelle a fini par créer les assises nécessaires à l’établissement de cet État de droit, à l’émergence de la modernité politique et à un encadrement international garantissant le droit à l’autodétermination dans un environnement peu propice à cet égard. Contre vents et marées, le Liban est parvenu à asseoir sa légitimité nationale, régionale et internationale, notamment en tant que membre fondateur de la Ligue arabe (1945), des Nations unies (1945) et par sa contribution à l’élaboration de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948).
Le retour en force de l’islamisme, dans ses variantes chiites et sunnites, renvoie aux apories de l’islam confronté à la modernité, à ses guerres civiles et aux dérives d’une mondialisation profondément conflictuelle. La diplomatie vaticane demeure quant à elle soucieuse de la paix régionale et de ses répercussions sur l’avenir du christianisme au Moyen-Orient. Les séquences totalitaires, les guerres civiles répétées et les échecs de gouvernance ont conduit à l’éclatement des États, à l’effritement de la communauté des nations et à un ensauvagement généralisé.
L’expression libanaise de cet ensauvagement régional a été nourrie par les politiques de subversion du nassérisme et de l’arabisme, par la militance palestinienne alliée à la gauche, par la mainmise syrienne et par la politique impériale iranienne. La stratégie iranienne de subversion utilise désormais le Liban comme tremplin et comme pivot de sa doctrine des “plateformes opérationnelles intégrées” au Proche-Orient. Le contrôle du Liban s’opère à la jonction d’une double politique de domination, à la fois iranienne et locale. La destruction du “Liban chrétien” en constitue une condition préjudicielle.
Les politiques de satellisation et de cooptation, combinées à la prédation territoriale, à la terreur et à la déculturation politique, forment les instruments d’une domination assumée. L’objectif ultime est l’établissement d’une dictature chiite servant de relais au projet impérial iranien, qui percevait le “Liban chrétien” et l’État d’Israël comme ses deux dernières entraves. Or la contre-stratégie israélienne est venue à bout de cette vision et des illusions qu’elle nourrissait. L’Iran tente désormais de reconstituer son réseau d’auxiliaires régionaux, au prix de la réactivation de guerres civiles, du retour des zones grises sécuritaires et de nouvelles déstabilisations régionales. Le cycle des guerres, des troubles civils et de l’ensauvagement s’en trouve relancé.
Les incivilités au sein du milieu chiite se multiplient, tandis que l’extrémisme religieux gagne en rapidité et en férocité, alimenté par une jurisprudence sectaire et par la normalisation de déviances produites par la prééminence du crime organisé, qui restructure les rapports sociaux. Le refus du récit national libanais et la remise en cause de l’historiographie du pays ne sont pas des phénomènes accidentels : ils constituent les appuis idéologiques de la stratégie de subversion en cours.
La venue du Pape redonne au Liban l’espoir d’un renouveau et rend à la politique nationale ses lettres de créance, en réhabilitant les récits fondateurs et la civilité des actes originels. Le voyage du pontife n’a rien de “politique” au sens classique du terme, c’est-à-dire celui d’un réaménagement des rapports de force dans une société profondément fracturée. Son caractère éminemment évangélique et diaconal, marqué par l’empreinte de la spiritualité augustinienne, s’exprime par un rejet radical des turpitudes des politiques de puissance et une défiance envers les perversions du pouvoir et ses manifestations démoniaques. Il renvoie à l’humanisation du politique à travers l’État de droit, la protection des droits et libertés, et le ressourcement culturel et spirituel.
L’interlude de paix qu’a permis cette visite exceptionnelle pourrait-il contribuer à surmonter cet état de désagrégation progressive et inspirer des démarches diplomatiques ou des issues possibles dans un contexte régional éclaté et une paix civile mise à rude épreuve ? Rien n’est moins sûr.




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