Le génie libanais brille intensément, mais la psyché nationale demeure profondément traumatisée, telle une Formule 1 lancée à pleine vitesse alors que le volant est cassé.
L’ironie était manifeste lundi, alors que la «rue sunnite» libanaise commémorait le premier anniversaire de la chute du régime de Bachar el-Assad. La même communauté qui a condamné ses homologues chiites pour leur vénération des dirigeants iraniens se livre aujourd’hui à la même canonisation politique, cette fois pour les nouveaux dirigeants syriens.
Les cortèges de motos célébrant Ahmad el-Chareh dans les rues de Beyrouth, Tripoli et Saïda ont offert un miroir cruel: un pays incapable de reconnaître son propre visage, où chaque communauté reproduit les travers de l’autre tout en proclamant sa différence.
Le Hezbollah, fidèle à son assurance mal placée, a répondu par le désordre et les slogans haineux, refusant de voir que ses équipées régionales et son projet d’État parallèle ont précipité l’effondrement du Liban. L’arrogance qui a été jadis son moteur est devenue le ferment de son déclin. Plutôt que de réfléchir, il attise les tensions et brandit la menace de guerre civile, comme si la peur pouvait restaurer une domination perdue. Ironie ultime: il est désormais la faction la moins apte à survivre au conflit qu’il évoque.
Tout cela révèle une vérité douloureuse: le Liban agit comme une nation décidée à s’autodétruire, alors que des voies de salut restent accessibles. Quarante ans de traumatismes collectifs ont transformé le génie en sabotage, faisant de la paix la dernière thérapie possible.
L’exceptionnalisme libanais, loin d’être un mythe romantique, est une réalité tangible. Peu de pays concentrent autant de talents sur un territoire si réduit. La petite république méditerranéenne envoie ses chirurgiens diriger des équipes mondiales, ses architectes redessiner des skylines, ses universitaires enseigner dans les meilleures universités, ses entrepreneurs bâtir des industries à l’étranger.
Ses enfants héritent du multilinguisme comme d’une seconde nature. Un chauffeur de taxi passe de l’arabe au français puis à l’anglais en une phrase. Un coiffeur analyse les dynamiques politiques avec une acuité qui ferait pâlir un expert. Même les étudiants les plus modestes débattent de philosophie et de géopolitique avec une aisance rare dans des nations plus vastes et stables. Au Liban, le génie est la norme.
Et pourtant, ce pays qui exporte l’intellect à l’échelle industrielle s’effondre de l’intérieur, comme aimanté par son propre déclin. Ses habitants, capables de prospérer partout ailleurs, semblent voués à orchestrer leur ruine sur place. La contradiction est psychologique: l’histoire moderne du Liban n’est qu’un continuum de traumatismes.
La guerre civile libanaise a été une agression psychologique implacable, répétée jour après jour de 1975 à 1990. Les années suivantes ont remplacé les batailles de rue par des assassinats politiques, des détournements économiques et des conflits par procuration. Les occupations étrangères, l’effondrement institutionnel et la fragmentation identitaire ont encore aggravé la situation. Lorsque le port de Beyrouth a explosé en août 2020, l’une des plus grandes explosions non nucléaires de l’histoire, la population se trouvait déjà dans un état d’épuisement psychologique chronique. Aucun peuple ne peut absorber une telle succession de traumatismes non résolus sans en subir des conséquences profondes.
La psychologie politique enseigne que l’instabilité prolongée reconfigure l’esprit collectif. Les décisions cessent d’être rationnelles et deviennent instinctives, dictées par la survie. Les citoyens se tournent vers des leaders qui reproduisent d’anciens schémas de «protection», même lorsque ces mêmes leaders sont la source de leur souffrance. Le compromis devient effrayant car il ressemble à une reddition. La méfiance devient réflexe car la confiance a déjà conduit à la mort. L’anormalité devient la norme lorsqu’elle persiste sur plusieurs générations.
Quarante ans après le début de ce cauchemar, le citoyen libanais, qu’il soit instruit, riche ou cosmopolite, présente des comportements familiers aux spécialistes du trouble de stress post-traumatique complexe: hypervigilance permanente, confiance fragmentée, loyauté tribale, pensée à somme nulle, impulsivité émotionnelle et incapacité profonde à tolérer l’incertitude.
Une société souffrant collectivement agit comme un individu traumatisé: perceptive, intelligente, mais fondamentalement réactive et incapable de maintenir une stabilité durable. Il n’est donc pas surprenant que l’arène politique libanaise ressemble souvent à un service psychiatrique déguisé en république.
Dans ce paysage psychologique blessé, le pays s’est fracturé en deux camps politiques qui se haïssent avec une férocité viscérale et héritée. Leur hostilité n’est ni intellectuelle ni fondée sur des politiques, mais l’expression extérieure de blessures intérieures refoulées. Chaque camp accuse l’autre de trahison, d’ignorance, de manipulation, de corruption ou d’allégeance étrangère. Chaque camp a partiellement raison et partiellement tort, prisonnier d’une dynamique où l’identité prime sur la survie.
La sociologie éclaire ce phénomène: quand les institutions s’effondrent, les individus retournent vers les tribus; quand la sécurité disparaît, l’affiliation paraît plus sûre que la logique; quand l’État est faible, les récits remplacent les faits. Le Liban est le laboratoire parfait de cette mécanique. Presque chaque décision nationale depuis la fin de la guerre civile, des politiques économiques aux alignements étrangers, a été dictée par la peur.
La peur a maintenu les seigneurs de guerre au pouvoir, permis la tolérance de la corruption, recyclé des dirigeants incompétents et protégé des criminels déguisés en gardiens communautaires. Le pays s’est effondré parce que chaque décision était façonnée par une conscience collective traumatisée, incapable d’imaginer un avenir stable.
C’est ainsi qu’une population polyglotte n’a pas su articuler un intérêt national unifié. Qu’une société débordant d’économistes a produit l’une des pires catastrophes financières de l’histoire moderne. Qu’un citoyen capable de débattre de géopolitique dans un café n’a pas pu obtenir d’électricité pendant trente ans.
Aujourd’hui, le pays est pris dans une boucle de rétroaction de crises: les crises engendrent l’anxiété, l’anxiété engendre des décisions émotionnelles, les décisions émotionnelles engendrent de nouvelles crises, et le cycle se resserre indéfiniment. Le génie libanais brûle intensément, mais le psychisme national est traumatisé: un moteur de Formule 1 dirigé par un volant brisé.
Le plus grand ennemi du Liban n’a jamais été Israël, la Syrie, l’Iran ou l’Occident, mais ses propres blessures psychologiques non cicatrisées. Une intervention clinique est nécessaire pour traiter le dysfonctionnement né de l’absence d’un véritable processus de réconciliation après la guerre civile. La paix peut servir de thérapie nationale, guidant la société libanaise du traumatisme vers la croissance, de la survie vers la citoyenneté.



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