Ils arrivent par vagues. La diaspora, munie de billets d’avion aux prix astronomiques et d’itinéraires dignes de Koh Lanta, débarque pour Noël. On reconnaît ceux qui viennent des États-Unis ou du Canada. De très longues heures d’attente et de vols. Des correspondances parfois ratées, des nuits blanches, des yeux cernés mais le sourire aux lèvres. Tout ça pour rentrer dans un pays officieusement au fond du gouffre, officiellement en pleine fête.
Objectivement, rien ne va. Le pays oscille entre menace de guerre et guerre tout court. Le gouvernement cherche à dépouiller ses propres citoyens en faisant des tours de bonneteau financiers sinistres et en poussant le système bancaire vers l’abîme pour le remplacer par des complices plus dociles. L’électricité reste un concept abstrait. L’économie en général , une mauvaise blague racontée sans chute. Le Hezbollah, fidèle à lui-même, refuse toujours de rendre ses armes, ce qui devrait être la priorité des responsables… Bref : rien n’est réglé, rien n’est stable, rien n’est rassurant.
Et pourtant.
Les rues brillent. Les sapins envahissent les trottoirs comme des actes de résistance décorative. Les guirlandes scintillent plus fort que les coupures de courant. Les centres commerciaux prolongent des Black Friday éternels. Les restaurants sont pleins, bruyants, vivants. Trop vivants, parfois.
Mais à quel prix.
Les additions sont plus que salées, parfois obscènes, souvent déconnectées du pays réel. On paye un dîner, bœuf aux hormones brésilien sauce poivre… l’équivalent d’un salaire mensuel. On discute géopolitique autour de tables qui coûtent plus cher que le loyer de ceux qui passent devant sans pouvoir entrer. Car pendant que certains trinquent, une grande partie de la population regarde. Regarde les vitrines, les lumières, les restaurants pleins. Regarde Noël se fêter sans elle.
Et pourtant, même là, Noël ne disparaît pas.
Ceux qui n’ont pas les moyens du restaurant font la fête autrement. À la maison. En famille. Tables modestes mais pleines, plats partagés, discussions infinies, parfois sans chauffage mais jamais sans chaleur humaine. On coupe les gâteaux en parts plus fines, on rallonge les mezzés, on rallonge surtout le temps passé ensemble. Au Liban, quand on ne peut pas sortir, on se rassemble.
Cette réalité-là coexiste avec l’autre. Et c’est tout le paradoxe.
Les avions sont pleins. Plein de Libanais qui savent exactement où ils mettent les pieds, et…qui viennent quand même. Par attachement. Par habitude. Par refus de laisser le pays mourir sans témoin.
C’est irrationnel ? Oui. Incompréhensible ? Pour un étranger, sans doute. Pour un Libanais, c’est presque une logique.
Parce que Noël ici n’est pas seulement une fête. C’est un réflexe collectif. Une manière de dire au chaos : tu ne gagneras pas complètement. On fête au milieu du désordre. On mange comme si demain était garanti, précisément parce qu’il ne l’est pas.
Parce qu’au Liban, même quand tout menace de s’éteindre, Noël s’allume. Et tant que cette lumière passe par les maisons autant que par les vitrines, elle reste peut-être la forme la plus sincère de résistance.
Albert Camus disait: «Au milieu de l’hiver, j’ai découvert en moi un invincible été.»
Joyeux Noël. Même ici. Surtout ici.




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