À l’occasion du bicentenaire de la naissance de Rosa Bonheur à Bordeaux, le Musée des beaux-arts de sa ville natale et le musée d’Orsay à Paris organisent une importante rétrospective de son œuvre, du 18 octobre 2022 au 15 janvier 2023. Le château musée Rosa Bonheur à Thomery (Seine-et-Marne), où l’artiste vécut près d’un demi-siècle, ainsi que le Musée départemental des peintres de Barbizon sont les partenaires exceptionnels de l’exposition.
Organisée par les musées d’Orsay et de l’Orangerie à Paris et le Musée des beaux-arts de Bordeaux en partenariat exceptionnel avec le château-musée Rosa Bonheur, l'exposition Rosa Bonheur (1822-1899) met à l’honneur une artiste hors-norme, novatrice et inspirante. Connue comme icône de l’émancipation des femmes, Rosa Bonheur plaça le monde vivant au cœur de son travail et de son existence. Elle s’engagea pour la reconnaissance des animaux dans leur singularité et chercha par son travail à exprimer leur vitalité.
Souvent, dans un tableau avec plusieurs animaux, au moins l’un d’eux nous regarde
On n’imagine pas à notre époque la star internationale que fut Rosa Bonheur au XIXe siècle. Son simple nom était une caution pour faire des choses folles, inattendues, auprès de puissants comme de simples ouvriers. Son amie Anna avait fait arrêter un train où elle voyageait en disant simplement que c’était pour cueillir une belle touffe d’herbe qu’elle voulait offrir à Rosa Bonheur.
Elle était préoccupée de prouver qu’une femme était possiblement une artiste aussi douée qu’un homme… Et elle l’a prouvé. À son époque, elle fut plus célèbre internationalement que ses géniaux contemporains mâles de l’École de Barbizon. Ses toiles étaient vendues avant même d'être exposées, plus facilement que d’autres peintres comme Renoir. Reste à savoir pourquoi elle a été quasiment oubliée après sa mort. Son bicentenaire nous permettra enfin de voir ses sculptures et toiles au musée d’Orsay dont la majorité est aux États-Unis.
On ne regrette pas de la découvrir tant son art est abouti et d’un réalisme sublime proche de la photographie. Son thème, les animaux, nous interroge sur nous, sur notre éthique. Vous devrez «jouer» à chercher celui qui nous voit en nous regardant. Mais même ceux qui ne nous regardent pas, trop occupés à leur douleur ont dans les yeux tout un vécu, une pensée, plus souvent une tristesse, une résignation, parfois une révolte, une autre fois une joie sereine. L’intérêt de son travail c’est qu’il doit nous changer de point de vue et nous amener au point où on les voit. Pas simplement ceux qu’elle a peints, mais ceux qu’on va rencontrer, et cela même si la plupart sont à présent cachés dans des camps dits usines à viande, à œufs, à lait, où ils subissent effroi, coups, et bien d’autres sévices de l’ère industrielle.
La mort de sa mère vécue comme une déchirure
Rosa a aimé sa mère éperdument, mais elle est morte quand elle avait 11 ans, d’épuisement pensa-t-elle, car son père la laissait trop assumer, ou du choléra, disent certains. Il y avait une épidémie à ce moment-là. On date donc de ses 11 ans cette déchirure, accentuant chez elle la nostalgie incurable de sa mère comme les veaux séparés de leurs mères, comme elle le montre dans sa toile Le Sevrage des veaux . Mais cette mort est le temps 2 du traumatisme de la séparation. Suivant la thèse officielle, sa mère n’a pu l’allaiter, car bébé Rosa avait précocement eu des dents, ce qui avait blessé sa mère. Elle l’a donc confiée à une nourrice qui l’a allaitée à la cuillère dans l’étable, avec le lait d’une vache qu’elle voyait traire. Donc la vraie nourrice, la mère n°2, c’est avant tout la vache. L’animal a, ainsi, dès le départ, compté comme source de vie pour elle.
Elle affirmait à 9 ans que rien ne valait le bonheur d’être dans une étable à se faire lécher la tête, assise aux pieds des vaches. Sensation supérieure, selon elle, à celle des «courtisans, dans l’antichambre du roi».
Cette étable était donc l’antichambre où elle espérait dans la jouissance, sa reine, sa mère. Elle l’avait trouvée dans ses mères vaches si douces et attentionnées avec elle. Ses mères vouées à la mort après utilisation, après le vol de leur lait, séparations forcées d’avec leurs veaux, comme dans le triste tableau en question, le sevrage des veaux, dont un dans une demi-ombre, essaie en vain de se serrer contre sa mère et boire son lait désormais interdit, volé pour les hommes. La vache tente désespérément de son côté de l’approcher. Mais ils sont séparés par une barrière armée d’épineux. Frontière aussi infranchissable que la mort.
Avec Rosa, il faut être attentif. Ne pas voir le bonheur dans ses toiles bucoliques qui racontent plutôt le malheur d’être né animal dans un monde dirigé par l’homme. Rosa Bonheur a peint comme personne des animaux qui étaient ce qu’ils sont encore, des personnes qui nous regardent et appellent au secours. Elle-même dit que l’homme est un animal comme les autres. C’est en cela qu’on peut dire qu’elle était précurseur de ceux qui défendent aujourd’hui la cause animale.
Rosa peint des animaux mais aussi des hommes
Rosa peint aussi des hommes, ceux qui menaient les bêtes à la baguette, quand ce n’est pas au fouet ou à une branche épineuse. Le visage de l’homme dont Levinas disait la valeur de reconnaissance de l’autre est estompé, ombré. Ça exprime la force acéphale de la brute impitoyable. Contrairement au visage des animaux dans la lumière ou le clair-obscur. Mais toujours, on voit que ce sont les véritables héros. Le visage peu lisible des hommes est la représentation de leur désir énigmatique aux yeux des animaux qui ignorent ce qu’on leur veut. Cette interrogation provoque selon Lacan de l’angoisse. Il ajoutait que cette angoisse était peut-être le plus douloureux pour les animaux de laboratoire.
Sa technique époustouflante est le fruit de son amour, de sa volonté de montrer la beauté des animaux, leur peine, leur travail harassant qui, bientôt, va les tuer sous l’œil absent de l’homme qui ne voit chez eux que rentabilité.
Rosa Bonheur est un peintre qui a le génie de faire reconnaître en chaque animal une subjectivité, une parole qui s’entend dans l’expression, souvent de détresse comme celle d’un chien de chasse fatigué et attaché trop court pour qu’il puisse se coucher.
La parole animale passe par la gestuelle quand l’homme armé ne le contraint pas à marcher au pas qu’il choisit de lui imposer, dans la matière hostile, lourde comme peut l’être la boue lors d’un labourage ou dans la panique du Marché aux chevaux. Cette dénonciation de la réification des animaux n’y est pourtant pas si simple ni à voir ni à entendre si on n’est pas très attentif à chacun. Sa passion pour la peinture ne suffisait pas à combler son manque. Rosa supportait mal la solitude. Elle vivait avec une femme, d’abord Nathalie connue quand elles avaient autour de 14 ans, ensuite Anna, à la mort de Nathalie. Relations platoniques selon elle. Mais à l’époque, l’homosexualité était un délit donc restait clandestine. Elle avait eu aussi un amoureux masculin platonique.
L’homosexualité était un délit
Elle avait une allure masculine, portait parfois des jupes, mais travaillait avec des pantalons informes, pas du tout sexy, dits «travestissement» à l’époque, autorisés pour les femmes sur demande et dans des cas limités par la préfecture de police qui en octroyait le droit pour 6 mois renouvelables; elle arguait du fait qu’elle allait observer l’anatomie des animaux aux… abattoirs.
Elle parle de ces lieux d’horreur sans s’étaler en disant que c’était dur, plein de sang des bêtes et de la souffrance des… tueurs! Elle semblait d’une grande discrétion sur ses sentiments hostiles envers les humains inhumains. Parfois, une phrase montre combien elle comprenait le malheur animal. Et pourtant, malgré sa sensibilité, pour son art, elle allait les voir se faire tuer.
Tout animal est notre œil de Caïn
Ce regard intense, désespéré, nous dévoile, nous. Il nous met en face de notre habituelle cécité, de l’égoïsme qui nous rend indifférents à ces êtres épuisés à qui nous prenons tout, vie, sexualité qu’on utilise en détournant la procréation à notre seul profit, à qui nous dénions tout visage, toute intelligence, toute parole et surtout, toute sensibilité. L’animal de Rosa, mais au-delà, tout animal est notre œil de Caïn. Notre simple présence tue. Je pense aux désastres dont nous sommes responsables. Savez-vous qu’en 40 ans, 60% des animaux sauvages et parfois inconnus de nous en sont morts? C’est pour cela que Lévi-Strauss se disait pessimiste sur notre avenir à cause de ce qu’il appelait un «humanisme exaspéré».
La frontière étanche mise entre hommes et autres vivants selon lui était dangereuse. D’ailleurs, il suffit qu’on vous mette de l’autre côté de la frontière pour que vous soyez exposé au pire.
Le regard dévoilant cette souffrance dévoile donc notre culpabilité. Ne sommes-nous pas ou acteurs ou complices, parfois commanditaires de traitements inhumains? Ce que voit la bête en nous vrillant de son regard nous force à nous voir dans le miroir peu flatteur de son regard, celui de notre passivité lâche devant la barbarie. Qui sommes-nous, nous, à prétendre être supérieurs quand nous démontrons que cette supériorité n’est autre que celle que donne la force ouvrant sur l’abus de pouvoir du tyran trop faible devant ses pulsions perverses d’avant la fin l’Œdipe, ce que Freud appelle la perversion polymorphe? C’est l’âge de la toute-puissance du bébé, mais aussi de son impuissance.
La difficulté à camper une posture qui ne soit pas contradictoire
Rosa Bonheur n’avait pourtant pas dans sa vie la rigueur d’une militante des droits des animaux vegan puisqu’elle les a elle-même utilisés, parfois sans tenir compte de leur souffrance. Elle avait coutume de dire que les animaux domestiques et sauvages qu’elle possédait pour les peindre étaient ses amis. Ça n’était pas toujours vrai. Parfois, quand par exemple un lion n’était plus source d’inspiration, il se retrouvait dans un endroit sinistre, dans une cage exiguë du jardin des plantes où il ne survivait pas très longtemps, même si elle prenait soin d’aller le voir, mais si peu… Elle le caressait à travers les grilles.
Elle avait fait venir des États-Unis un cheval sauvage pour le peindre… On a mis 4 jours à l’attraper pour le faire voyager en bateau, long périple. Imaginons la terreur pour lui! Elle n’en pas eu cure. Elle n’a pas pu le peindre tant il bougeait et l’a offert à… Buffalo Bill, l’exterminateur de bisons avec qui elle a pourtant beaucoup sympathisé. Elle dormait dans une chambre immense avec des tas de cages pleines d’oiseaux. Ces contradictions montrent la difficulté pour un humain à tenir tout entier dans sa position civilisée.
Elle a été décorée par l’impératrice Eugénie de Montijo dont elle devint très proche, partageant leur douleur de deuil, Rosa de sa mère, Eugénie, d’un fils. Il semble que Rosa ne lui parla pas de l’abomination impitoyable qu’Eugénie a importée avec la complaisance de son mari Napoléon III: la corrida. Pourtant, à son époque, des gens comme Zola et Hugo s’en étaient insurgés. Mais Rosa a réussi, non à vaincre la souffrance du deuil de sa mère (épuisée à ses yeux par son père), mais à l’apprivoiser et surtout fuyant la solitude qui la plongeait à nouveau dans la mélancolie; elle a su trouver des objets substitutifs, tant animaux qu’humains à ce sein qui lui a échappé.
L’objet a du regard de la mère fuyante est à jamais accroché dans ses œuvres si souvent douloureuses, mais de manière non ostentatoire. Le malheur est comme une anamorphose, dans la demande d’aide d’un animal pas toujours en premier plan et c’est elle qui vous amène au bon endroit pour le percevoir.
Le titre du livre d’Élisabeth de Fontenay est Le Silence des bêtes. J’aurais préféré qu’il soit La surdité des hommes. C’est bien ce que nous indique toute l’œuvre de Rosa Bonheur.
La sublimation de ses pulsions sadiques dans l’art
En conclusion, je me risque à cette interprétation: Rosa Bonheur a sublimé dans son art ses pulsions sadiques pour démontrer au public que l’animal doit être respecté comme alter ego. Cette notion est encore contestée par la plupart des hommes pour qui l’animalité est un simple signe que l’abus est non seulement possible, mais conforme à la morale, la science, à la religion, aux sacro-saintes traditions, passe pour être hors-la-loi. L’acte violent envers un animal serait pourtant qualifié d’immoral s’il s’agissait d’un humain reconnu comme tel. En effet, animaliser autrui comme on le fait dans les guerres est le Sésame de la jouissance barbare. Quand craque le vernis de la civilisation, le pire devient possible. Ainsi fut fait avec les juifs, mais aussi pendant les guerres. Ainsi est en permanence fait avec les autres animaux, précipitant dans une chute abyssale de la civilisation la vie de tous.
Rosa n’avait peut-être pas cette crainte, car c’était avant le génocide juif qui a révolutionné notre confiance pour la civilisation occidentale qui se croyait à jamais opposé à la barbarie. Mais elle se révoltait déjà contre le funeste destin, injuste, qu’on impose aux bêtes, destin qui a fait dire à Isaac B. Singer: «Avec les animaux, tous les hommes sont des nazis.»
«Ça-voir» que la bestialité est le symptôme de l’homme est le pas à franchir pour sortir de notre narcissisme suicidaire.
Josette Benchetrit
Organisée par les musées d’Orsay et de l’Orangerie à Paris et le Musée des beaux-arts de Bordeaux en partenariat exceptionnel avec le château-musée Rosa Bonheur, l'exposition Rosa Bonheur (1822-1899) met à l’honneur une artiste hors-norme, novatrice et inspirante. Connue comme icône de l’émancipation des femmes, Rosa Bonheur plaça le monde vivant au cœur de son travail et de son existence. Elle s’engagea pour la reconnaissance des animaux dans leur singularité et chercha par son travail à exprimer leur vitalité.
Souvent, dans un tableau avec plusieurs animaux, au moins l’un d’eux nous regarde
On n’imagine pas à notre époque la star internationale que fut Rosa Bonheur au XIXe siècle. Son simple nom était une caution pour faire des choses folles, inattendues, auprès de puissants comme de simples ouvriers. Son amie Anna avait fait arrêter un train où elle voyageait en disant simplement que c’était pour cueillir une belle touffe d’herbe qu’elle voulait offrir à Rosa Bonheur.
Elle était préoccupée de prouver qu’une femme était possiblement une artiste aussi douée qu’un homme… Et elle l’a prouvé. À son époque, elle fut plus célèbre internationalement que ses géniaux contemporains mâles de l’École de Barbizon. Ses toiles étaient vendues avant même d'être exposées, plus facilement que d’autres peintres comme Renoir. Reste à savoir pourquoi elle a été quasiment oubliée après sa mort. Son bicentenaire nous permettra enfin de voir ses sculptures et toiles au musée d’Orsay dont la majorité est aux États-Unis.
On ne regrette pas de la découvrir tant son art est abouti et d’un réalisme sublime proche de la photographie. Son thème, les animaux, nous interroge sur nous, sur notre éthique. Vous devrez «jouer» à chercher celui qui nous voit en nous regardant. Mais même ceux qui ne nous regardent pas, trop occupés à leur douleur ont dans les yeux tout un vécu, une pensée, plus souvent une tristesse, une résignation, parfois une révolte, une autre fois une joie sereine. L’intérêt de son travail c’est qu’il doit nous changer de point de vue et nous amener au point où on les voit. Pas simplement ceux qu’elle a peints, mais ceux qu’on va rencontrer, et cela même si la plupart sont à présent cachés dans des camps dits usines à viande, à œufs, à lait, où ils subissent effroi, coups, et bien d’autres sévices de l’ère industrielle.
La mort de sa mère vécue comme une déchirure
Rosa a aimé sa mère éperdument, mais elle est morte quand elle avait 11 ans, d’épuisement pensa-t-elle, car son père la laissait trop assumer, ou du choléra, disent certains. Il y avait une épidémie à ce moment-là. On date donc de ses 11 ans cette déchirure, accentuant chez elle la nostalgie incurable de sa mère comme les veaux séparés de leurs mères, comme elle le montre dans sa toile Le Sevrage des veaux . Mais cette mort est le temps 2 du traumatisme de la séparation. Suivant la thèse officielle, sa mère n’a pu l’allaiter, car bébé Rosa avait précocement eu des dents, ce qui avait blessé sa mère. Elle l’a donc confiée à une nourrice qui l’a allaitée à la cuillère dans l’étable, avec le lait d’une vache qu’elle voyait traire. Donc la vraie nourrice, la mère n°2, c’est avant tout la vache. L’animal a, ainsi, dès le départ, compté comme source de vie pour elle.
Elle affirmait à 9 ans que rien ne valait le bonheur d’être dans une étable à se faire lécher la tête, assise aux pieds des vaches. Sensation supérieure, selon elle, à celle des «courtisans, dans l’antichambre du roi».
Cette étable était donc l’antichambre où elle espérait dans la jouissance, sa reine, sa mère. Elle l’avait trouvée dans ses mères vaches si douces et attentionnées avec elle. Ses mères vouées à la mort après utilisation, après le vol de leur lait, séparations forcées d’avec leurs veaux, comme dans le triste tableau en question, le sevrage des veaux, dont un dans une demi-ombre, essaie en vain de se serrer contre sa mère et boire son lait désormais interdit, volé pour les hommes. La vache tente désespérément de son côté de l’approcher. Mais ils sont séparés par une barrière armée d’épineux. Frontière aussi infranchissable que la mort.
Avec Rosa, il faut être attentif. Ne pas voir le bonheur dans ses toiles bucoliques qui racontent plutôt le malheur d’être né animal dans un monde dirigé par l’homme. Rosa Bonheur a peint comme personne des animaux qui étaient ce qu’ils sont encore, des personnes qui nous regardent et appellent au secours. Elle-même dit que l’homme est un animal comme les autres. C’est en cela qu’on peut dire qu’elle était précurseur de ceux qui défendent aujourd’hui la cause animale.
Rosa peint des animaux mais aussi des hommes
Rosa peint aussi des hommes, ceux qui menaient les bêtes à la baguette, quand ce n’est pas au fouet ou à une branche épineuse. Le visage de l’homme dont Levinas disait la valeur de reconnaissance de l’autre est estompé, ombré. Ça exprime la force acéphale de la brute impitoyable. Contrairement au visage des animaux dans la lumière ou le clair-obscur. Mais toujours, on voit que ce sont les véritables héros. Le visage peu lisible des hommes est la représentation de leur désir énigmatique aux yeux des animaux qui ignorent ce qu’on leur veut. Cette interrogation provoque selon Lacan de l’angoisse. Il ajoutait que cette angoisse était peut-être le plus douloureux pour les animaux de laboratoire.
Sa technique époustouflante est le fruit de son amour, de sa volonté de montrer la beauté des animaux, leur peine, leur travail harassant qui, bientôt, va les tuer sous l’œil absent de l’homme qui ne voit chez eux que rentabilité.
Rosa Bonheur est un peintre qui a le génie de faire reconnaître en chaque animal une subjectivité, une parole qui s’entend dans l’expression, souvent de détresse comme celle d’un chien de chasse fatigué et attaché trop court pour qu’il puisse se coucher.
La parole animale passe par la gestuelle quand l’homme armé ne le contraint pas à marcher au pas qu’il choisit de lui imposer, dans la matière hostile, lourde comme peut l’être la boue lors d’un labourage ou dans la panique du Marché aux chevaux. Cette dénonciation de la réification des animaux n’y est pourtant pas si simple ni à voir ni à entendre si on n’est pas très attentif à chacun. Sa passion pour la peinture ne suffisait pas à combler son manque. Rosa supportait mal la solitude. Elle vivait avec une femme, d’abord Nathalie connue quand elles avaient autour de 14 ans, ensuite Anna, à la mort de Nathalie. Relations platoniques selon elle. Mais à l’époque, l’homosexualité était un délit donc restait clandestine. Elle avait eu aussi un amoureux masculin platonique.
L’homosexualité était un délit
Elle avait une allure masculine, portait parfois des jupes, mais travaillait avec des pantalons informes, pas du tout sexy, dits «travestissement» à l’époque, autorisés pour les femmes sur demande et dans des cas limités par la préfecture de police qui en octroyait le droit pour 6 mois renouvelables; elle arguait du fait qu’elle allait observer l’anatomie des animaux aux… abattoirs.
Elle parle de ces lieux d’horreur sans s’étaler en disant que c’était dur, plein de sang des bêtes et de la souffrance des… tueurs! Elle semblait d’une grande discrétion sur ses sentiments hostiles envers les humains inhumains. Parfois, une phrase montre combien elle comprenait le malheur animal. Et pourtant, malgré sa sensibilité, pour son art, elle allait les voir se faire tuer.
Tout animal est notre œil de Caïn
Ce regard intense, désespéré, nous dévoile, nous. Il nous met en face de notre habituelle cécité, de l’égoïsme qui nous rend indifférents à ces êtres épuisés à qui nous prenons tout, vie, sexualité qu’on utilise en détournant la procréation à notre seul profit, à qui nous dénions tout visage, toute intelligence, toute parole et surtout, toute sensibilité. L’animal de Rosa, mais au-delà, tout animal est notre œil de Caïn. Notre simple présence tue. Je pense aux désastres dont nous sommes responsables. Savez-vous qu’en 40 ans, 60% des animaux sauvages et parfois inconnus de nous en sont morts? C’est pour cela que Lévi-Strauss se disait pessimiste sur notre avenir à cause de ce qu’il appelait un «humanisme exaspéré».
La frontière étanche mise entre hommes et autres vivants selon lui était dangereuse. D’ailleurs, il suffit qu’on vous mette de l’autre côté de la frontière pour que vous soyez exposé au pire.
Le regard dévoilant cette souffrance dévoile donc notre culpabilité. Ne sommes-nous pas ou acteurs ou complices, parfois commanditaires de traitements inhumains? Ce que voit la bête en nous vrillant de son regard nous force à nous voir dans le miroir peu flatteur de son regard, celui de notre passivité lâche devant la barbarie. Qui sommes-nous, nous, à prétendre être supérieurs quand nous démontrons que cette supériorité n’est autre que celle que donne la force ouvrant sur l’abus de pouvoir du tyran trop faible devant ses pulsions perverses d’avant la fin l’Œdipe, ce que Freud appelle la perversion polymorphe? C’est l’âge de la toute-puissance du bébé, mais aussi de son impuissance.
La difficulté à camper une posture qui ne soit pas contradictoire
Rosa Bonheur n’avait pourtant pas dans sa vie la rigueur d’une militante des droits des animaux vegan puisqu’elle les a elle-même utilisés, parfois sans tenir compte de leur souffrance. Elle avait coutume de dire que les animaux domestiques et sauvages qu’elle possédait pour les peindre étaient ses amis. Ça n’était pas toujours vrai. Parfois, quand par exemple un lion n’était plus source d’inspiration, il se retrouvait dans un endroit sinistre, dans une cage exiguë du jardin des plantes où il ne survivait pas très longtemps, même si elle prenait soin d’aller le voir, mais si peu… Elle le caressait à travers les grilles.
Elle avait fait venir des États-Unis un cheval sauvage pour le peindre… On a mis 4 jours à l’attraper pour le faire voyager en bateau, long périple. Imaginons la terreur pour lui! Elle n’en pas eu cure. Elle n’a pas pu le peindre tant il bougeait et l’a offert à… Buffalo Bill, l’exterminateur de bisons avec qui elle a pourtant beaucoup sympathisé. Elle dormait dans une chambre immense avec des tas de cages pleines d’oiseaux. Ces contradictions montrent la difficulté pour un humain à tenir tout entier dans sa position civilisée.
Elle a été décorée par l’impératrice Eugénie de Montijo dont elle devint très proche, partageant leur douleur de deuil, Rosa de sa mère, Eugénie, d’un fils. Il semble que Rosa ne lui parla pas de l’abomination impitoyable qu’Eugénie a importée avec la complaisance de son mari Napoléon III: la corrida. Pourtant, à son époque, des gens comme Zola et Hugo s’en étaient insurgés. Mais Rosa a réussi, non à vaincre la souffrance du deuil de sa mère (épuisée à ses yeux par son père), mais à l’apprivoiser et surtout fuyant la solitude qui la plongeait à nouveau dans la mélancolie; elle a su trouver des objets substitutifs, tant animaux qu’humains à ce sein qui lui a échappé.
L’objet a du regard de la mère fuyante est à jamais accroché dans ses œuvres si souvent douloureuses, mais de manière non ostentatoire. Le malheur est comme une anamorphose, dans la demande d’aide d’un animal pas toujours en premier plan et c’est elle qui vous amène au bon endroit pour le percevoir.
Le titre du livre d’Élisabeth de Fontenay est Le Silence des bêtes. J’aurais préféré qu’il soit La surdité des hommes. C’est bien ce que nous indique toute l’œuvre de Rosa Bonheur.
La sublimation de ses pulsions sadiques dans l’art
En conclusion, je me risque à cette interprétation: Rosa Bonheur a sublimé dans son art ses pulsions sadiques pour démontrer au public que l’animal doit être respecté comme alter ego. Cette notion est encore contestée par la plupart des hommes pour qui l’animalité est un simple signe que l’abus est non seulement possible, mais conforme à la morale, la science, à la religion, aux sacro-saintes traditions, passe pour être hors-la-loi. L’acte violent envers un animal serait pourtant qualifié d’immoral s’il s’agissait d’un humain reconnu comme tel. En effet, animaliser autrui comme on le fait dans les guerres est le Sésame de la jouissance barbare. Quand craque le vernis de la civilisation, le pire devient possible. Ainsi fut fait avec les juifs, mais aussi pendant les guerres. Ainsi est en permanence fait avec les autres animaux, précipitant dans une chute abyssale de la civilisation la vie de tous.
Rosa n’avait peut-être pas cette crainte, car c’était avant le génocide juif qui a révolutionné notre confiance pour la civilisation occidentale qui se croyait à jamais opposé à la barbarie. Mais elle se révoltait déjà contre le funeste destin, injuste, qu’on impose aux bêtes, destin qui a fait dire à Isaac B. Singer: «Avec les animaux, tous les hommes sont des nazis.»
«Ça-voir» que la bestialité est le symptôme de l’homme est le pas à franchir pour sortir de notre narcissisme suicidaire.
Josette Benchetrit
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