On parle beaucoup d’Annie Ernaux depuis quelques mois. Deux films inspirés de ses romans sont sortis à quelques semaines d’intervalle: Passion simple de Danièle Arbid et L’Événement d’Audrey Diwan, récompensé par le Lion d’or au dernier festival de Venise. Mais si on rembobine un peu, on s’aperçoit que depuis quelque temps déjà, son nom revient dans la bouche de nombre d’écrivains, jeunes et moins jeunes, dont les livres ont connu de grands succès. Citons par exemple Nicolas Mathieu qui a remporté le Goncourt en 2018 pour Leurs Enfants après eux, ou Édouard Louis qui a publié En finir avec Eddy Bellegueule (2014), Histoire de la violence (2016), ou Combats et métamorphoses d’une femme plus récemment. Tous deux se sont longuement exprimés sur ce qu’ils doivent à Annie Ernaux et sur le rôle majeur que ses écrits ont eu dans leurs parcours respectifs.
Pour ces deux auteurs comme pour le sociologue Didier Eribon qui publia Retour à Reims en 2009, Annie Ernaux a été la première à écrire sur ce que signifie être un transfuge de classe, sur ce passage d’un monde à l’autre qui ne se fait pas sans douleur parce qu’il s’accompagne de honte, du sentiment de trahir les siens, de les rejeter, de ne plus se reconnaître dans leurs valeurs et leurs manières d’être. Ce rejet est la marque tangible du passage d’un monde à l’autre, de l’adhésion consentie à un autre univers culturel, mais dans le même temps, cette adhésion se vit dans un déchirement intérieur et la crainte de ne pas vraiment maîtriser les codes du nouveau monde dans lequel on entre. On peut penser à ce que disait de tout cela le génial Jean Genet qui, dans une de ces fulgurances dont il avait le secret, lâcha: «Je hasarde une explication: écrire, c’est le dernier recours quand on a trahi.»
En outre, bien que ses textes soient construits et travaillés comme le sont les romans, Annie Ernaux écrit de façon non romanesque, elle s’efforce d’être au plus près de la réalité, son écriture est vigoureuse, mais factuelle, elle évite l’émotion et se méfie de la recherche stylistique. C’est sans doute dans son dépouillement qu’elle trouve son universalité. Dans La Place, ouvrage dans lequel elle fait le portrait de son père et qui obtint le prix Renaudot en 1984 et la fit connaître du grand public, elle écrit: «Depuis peu je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art ni de chercher à faire quelque chose de “passionnant” ou d’“émouvant”. (…) Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement.» Et plus loin: «J’écris lentement. En m’efforçant de révéler la trame significative d’une vie dans un ensemble de faits et de choix, j’ai l’impression de perdre au fur et à mesure la figure particulière de mon père. L’épure tend à prendre toute la place. (…) À chaque fois, je m’arrache au piège de l’individuel.»
Dans Les Années, son ouvrage le plus ample et le plus accompli paru en 2008, elle parfait le projet qui a été le sien tout au long de sa vie d’écrivaine, celui de se tenir sur la ligne de crête où le singulier rejoint le général, où l’intime fait corps avec le sociologique. Elle écrit ainsi, courant sur une soixantaine d’années, une autobiographie impersonnelle et collective. «Ce que le monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour reconstituer un temps commun (…) pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’Histoire.»
Dans une série d’entretiens récents sur France Culture, elle revient sur son avortement qui est le sujet de L’Événement et qu’elle avait déjà abordé dans son premier livre, Les Armoires vides. Elle revient également sur la honte, une honte qu’elle vécut dans son corps, car ses gestes, ses manières, son corps d’adolescente, lui inspiraient cela, cette honte. «Cette honte a été à la source de mon écriture», dit-elle de sa voix claire. Ou encore: «J’ai pris conscience que j’appartenais au monde des dominés et que mon écriture devait explorer la déchirure sociale qui accompagne le passage d’une classe sociale à l’autre, pour la comprendre, la mettre en question.»
Il est aussi question de passion dans ces entretiens. La passion qu’elle raconte dans le roman porté au cinéma et qui a été la sienne pour un diplomate russe. «Je ne fais pas le récit d’une liaison, je ne raconte pas une histoire (qui m’échappe pour la moitié) avec une chronologie précise (…). Il n’y en avait pas pour moi dans cette relation, je ne connaissais que la présence ou l’absence. J’accumule seulement les signes d’une passion, oscillant sans cesse entre “toujours” et “un jour”, comme si cet inventaire allait me permettre d’atteindre la réalité de cette passion», écrit-elle dans le roman. Alors qu’à la radio, revenant sur cet ouvrage, elle affirme: «Se perdre dans l’écriture, se perdre dans la passion, sont sûrement les deux choses qui définissent ma vie. (…) Ce désir de perte est indépendant de cet homme et c’est cela qui me pousse aussi vers l’écriture.»
«L’écriture est une nécessité profonde, mais c’est aussi le sentiment d’être à la fois séparée des autres et au milieu d’eux», dira-t-elle aussi. Écrire, saisir ce qui la traverse, mais en ayant la conscience qu’elle n’est pas seule à être traversée par ces choses, parvenir ainsi par le pouvoir des mots à changer la vie des autres, Annie Ernaux peut aujourd’hui, se retournant sur sa vie d’écriture, éprouver avec certitude qu’elle a changé non seulement la littérature elle-même mais aussi la vie. Nombre d’écrivains sont là pour en témoigner; en sus de ceux déjà mentionnés, on peut citer Nina Bouraoui, Marie N’Diaye, Kaouthar Harchi, la liste est longue…
7 décembre 2021
Pour ces deux auteurs comme pour le sociologue Didier Eribon qui publia Retour à Reims en 2009, Annie Ernaux a été la première à écrire sur ce que signifie être un transfuge de classe, sur ce passage d’un monde à l’autre qui ne se fait pas sans douleur parce qu’il s’accompagne de honte, du sentiment de trahir les siens, de les rejeter, de ne plus se reconnaître dans leurs valeurs et leurs manières d’être. Ce rejet est la marque tangible du passage d’un monde à l’autre, de l’adhésion consentie à un autre univers culturel, mais dans le même temps, cette adhésion se vit dans un déchirement intérieur et la crainte de ne pas vraiment maîtriser les codes du nouveau monde dans lequel on entre. On peut penser à ce que disait de tout cela le génial Jean Genet qui, dans une de ces fulgurances dont il avait le secret, lâcha: «Je hasarde une explication: écrire, c’est le dernier recours quand on a trahi.»
En outre, bien que ses textes soient construits et travaillés comme le sont les romans, Annie Ernaux écrit de façon non romanesque, elle s’efforce d’être au plus près de la réalité, son écriture est vigoureuse, mais factuelle, elle évite l’émotion et se méfie de la recherche stylistique. C’est sans doute dans son dépouillement qu’elle trouve son universalité. Dans La Place, ouvrage dans lequel elle fait le portrait de son père et qui obtint le prix Renaudot en 1984 et la fit connaître du grand public, elle écrit: «Depuis peu je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art ni de chercher à faire quelque chose de “passionnant” ou d’“émouvant”. (…) Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement.» Et plus loin: «J’écris lentement. En m’efforçant de révéler la trame significative d’une vie dans un ensemble de faits et de choix, j’ai l’impression de perdre au fur et à mesure la figure particulière de mon père. L’épure tend à prendre toute la place. (…) À chaque fois, je m’arrache au piège de l’individuel.»
Dans Les Années, son ouvrage le plus ample et le plus accompli paru en 2008, elle parfait le projet qui a été le sien tout au long de sa vie d’écrivaine, celui de se tenir sur la ligne de crête où le singulier rejoint le général, où l’intime fait corps avec le sociologique. Elle écrit ainsi, courant sur une soixantaine d’années, une autobiographie impersonnelle et collective. «Ce que le monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour reconstituer un temps commun (…) pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’Histoire.»
Dans une série d’entretiens récents sur France Culture, elle revient sur son avortement qui est le sujet de L’Événement et qu’elle avait déjà abordé dans son premier livre, Les Armoires vides. Elle revient également sur la honte, une honte qu’elle vécut dans son corps, car ses gestes, ses manières, son corps d’adolescente, lui inspiraient cela, cette honte. «Cette honte a été à la source de mon écriture», dit-elle de sa voix claire. Ou encore: «J’ai pris conscience que j’appartenais au monde des dominés et que mon écriture devait explorer la déchirure sociale qui accompagne le passage d’une classe sociale à l’autre, pour la comprendre, la mettre en question.»
Il est aussi question de passion dans ces entretiens. La passion qu’elle raconte dans le roman porté au cinéma et qui a été la sienne pour un diplomate russe. «Je ne fais pas le récit d’une liaison, je ne raconte pas une histoire (qui m’échappe pour la moitié) avec une chronologie précise (…). Il n’y en avait pas pour moi dans cette relation, je ne connaissais que la présence ou l’absence. J’accumule seulement les signes d’une passion, oscillant sans cesse entre “toujours” et “un jour”, comme si cet inventaire allait me permettre d’atteindre la réalité de cette passion», écrit-elle dans le roman. Alors qu’à la radio, revenant sur cet ouvrage, elle affirme: «Se perdre dans l’écriture, se perdre dans la passion, sont sûrement les deux choses qui définissent ma vie. (…) Ce désir de perte est indépendant de cet homme et c’est cela qui me pousse aussi vers l’écriture.»
«L’écriture est une nécessité profonde, mais c’est aussi le sentiment d’être à la fois séparée des autres et au milieu d’eux», dira-t-elle aussi. Écrire, saisir ce qui la traverse, mais en ayant la conscience qu’elle n’est pas seule à être traversée par ces choses, parvenir ainsi par le pouvoir des mots à changer la vie des autres, Annie Ernaux peut aujourd’hui, se retournant sur sa vie d’écriture, éprouver avec certitude qu’elle a changé non seulement la littérature elle-même mais aussi la vie. Nombre d’écrivains sont là pour en témoigner; en sus de ceux déjà mentionnés, on peut citer Nina Bouraoui, Marie N’Diaye, Kaouthar Harchi, la liste est longue…
7 décembre 2021
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