Peut-on se dire normal ? (6) Discerner la pathologie psychique
Comment peut-on distinguer le normal de l’anormal? Voici le troisième volet d’une série d’articles qui nous pousseront à nous interroger sur les multiples associations vers lesquelles ces définitions tendent.

Si l’on admet que la normalité est une fiction, comme nous l’avons vu dans l’article précédent, la pathologie d’origine psychique dont nous allons parler, elle, ne l’est pas. Comment la discerner ?

Au cours de son développement, un sujet traverse la phase œdipienne à l’issue de laquelle, si tout se passe bien, une première organisation psychique se met en place. L’apparition d’une conscience morale, le dépassement des désirs interdits et l’acceptation des limites pulsionnelles, l’orientation vers la découverte des activités sublimatoires et le développement de défenses appropriées constitueront le socle de l’installation d’un équilibre entre les tensions internes et externes. A l’adolescence, cette organisation connaitra un bouleversement dû à l’explosion de la sexualité, aux angoisses d’une recherche identitaire incertaine et aux errements que celle-ci peut entrainer. Ce n’est qu’à la fin de cette étape, à l’âge indatable où l’on devient adulte, qu’une structuration psychique de la personnalité s’établit. En quoi consiste-t-elle ?

En psychanalyse, on estime que chaque sujet adulte est doté d’une structure psychique. Explication rapide : il existe trois grandes structures psychiques : la structure névrotique, la structure psychotique et un aménagement intermédiaire instable. Comme nous l’avons vu, tant qu’un état d’équilibre psychosomatique permet un jeu souple dans les échanges entre l’intrapsychique et l’environnement extérieur, les mécanismes de défense jouent efficacement leur rôle et un sujet jouit d’une certaine stabilité. Mais qu’une situation inattendue survienne, impossible à contenir, violentant les défenses individuelles, l’équilibre à l’intérieur d’une structure psychique est rompu, une décompensation se produit. Un état pathologique apparait. Le traumatisme vécu par de trop nombreux Libanais et les séquelles dramatiques qu’il a engendrées à l’issue de l’explosion du port de Beyrouth en 2020 en offre un douloureux exemple qui affecte jusqu’à aujourd’hui des enfants, des adolescents et des adultes.

Cette classification psychanalytique se veut holistique. Elle conçoit l’être humain comme une totalité interactive et non comme atomisé ou fragmentaire. Elle tient compte des symptômes (qui, dans leur intensité, signent la pathologie) mais aussi et surtout du fonctionnement interne dynamique de chaque structure, c'est-à-dire de l’inconscient, de son contenu, de ses mécanismes et de ses manifestations. Entre le normal et le pathologique existe, comme nous l’avons déjà écrit, une continuité. Leur discernement s’exprime en degrés. L’écrivain américain H. Melville nous en offre une belle métaphore : « Qui peut, sur un arc-en-ciel, tracer la limite entre le violet et l’orange ? Nous voyons clairement la différence entre les couleurs mais où est l’endroit exact où deux couleurs se mélangent ? Il en va de même de la folie et de la normalité »


Il existe une autre classification d’inspiration américaine et d’orientation psychiatrique organiciste des états pathologiques, détaillée dans le DSM (diagnostical and statistical manual of mental disorders). Comme son nom l’indique, il recense les symptômes manifestes, apparents, en fonction de leurs caractéristiques et de leur fréquence. Ceux qui s’en servent voient dans les symptômes des signes d’inadaptation inacceptables dans le processus de normalisation d’un sujet, sans trop se soucier de la dynamique conflictuelle sous-jacente. Obnubilés par l’obligation de « penser positif », leur objectif est une reprogrammation des pensées et des comportements d’un être humain, qui doivent s’aligner sur ce que d’autres que lui jugent bon pour lui, quel qu’il soit et dans n’importe quel milieu où il vit. Il n’appartient pas à ce sujet de rechercher le sens de son existence, d’autres s’en chargent pour lui. Ils lui fourniront des procédés pratiques pour refouler tout ce qui peut l’empêcher d’agir « normalement ». Si, par exemple, vous faites des rêves angoissants, perturbant votre fonctionnement habituel, inutile d’en rechercher la cause encore moins leur signification. Ceci n’est pas « normal », vous empêche de rester positif. Vous devez vite corriger cette « pathologie » en rédigeant autant de scénarios positifs optimistes que possible pour effacer de votre mémoire les scènes oniriques inutilement encombrantes. Une jeune femme pleine de bon sens a découvert, après avoir tenté longuement de rester positive, que « ne voir que ce qui est positif dans la vie c’est avoir peur de la vie ».

Toutefois, en se basant sur la classification du DSM, le biais subjectif n’en est nullement écarté, comme le prouve l’expérience suivante entreprise par le psychologue américain David Rosenhan. Dans une première étape, il charge huit personnes de jouer le rôle de faux patients. Ceux-ci se rendent à diverses consultations psychiatriques prétendant avoir des hallucinations auditives. Leur cas est diagnostiqué comme pathologique et sont tous admis dans des hôpitaux psychiatriques. Ils ont alors beau affirmer que leur symptôme a disparu, en adoptant un comportement tout à fait normal, le diagnostic ne change pas : certains sont diagnostiqués schizophrènes, d’autres maniaco-dépressifs. Après 19 jours d’hospitalisation, ils sont autorisés à rentrer chez eux sans changement du diagnostic établi. Personne, dans les équipes soignantes n’a suspecté la supercherie. Dans une deuxième étape, des soignants dans des consultations psychiatriques sont avertis que des pseudo-patients vont demander à être internés dans les trois prochains mois. Cette fois-ci, les psychiatres veillent au grain et déclarent avoir détecté jusqu’à 10 % d’imposteurs parmi les consultants alors qu’en réalité aucun faux patient ne s’est présenté.

Cette expérience démontre la domination d’une idéologie normative qui entache les diagnostics psychiatriques, susceptible de biaiser l’évaluation de la santé psychique d’un sujet. La psychanalyste M. Mannoni nous met en garde : « A traiter le symptôme, on rejette le sujet ».

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