Parler l’arabe en français
Octobre au Liban est le mois des premières pluies, des rentrées studieuses, des expositions et des événements culturels. Et octobre au Liban renoue cette année avec une tradition littéraire qui avait bien manqué aux francophones passionnés et assoiffés que nous sommes. Le Salon du livre est de retour! Nous allons donc parler français dans les rues de Beyrouth et courir durant plusieurs jours après les mots chantants d’une langue que l’on adore aimer.

Ces mots-là justement qu'on dirait arrachés un à un et tous ensemble aux griffes d’un temps qui ne nous ressemble en rien. Ces mots-là que nous prononçons avec délectation comme autant de victoires sur une autre langue étrangère qui a fini par envahir le monde des affaires et de la communication. Ces mots-là que nous perpétuons à travers nos écrits et nos conversations comme pour les marquer au fer rouge dans nos ADN qui ont reçu le français en héritage.

Héritage et transmission. Évolution aussi. Dans les rues de Beyrouth, les enseignes sont encore en français. Le nom des rues aussi. Et sur nos rivages où l’on s’efforce d’être créatifs pour ne pas mourir, on a adopté ce qu’on appelle avec beaucoup de tendresse et de conciliation aussi «le franbanais». «Je suis montée en haut pendant que tu descendais en bas. J’ai fait cela un jour oui un jour non, à cinq heure et demie cinq, et après j’ai quitté». Notre jolie langue française, apprise avec beaucoup de sérieux sur les bancs des écoles mais qu’on n’a pu s’empêcher d’épicer à notre goût. Et d'y ajouter nos petits sésames à nous, yalla, yaané et bonjourein. L’Académie ne nous en voudra pas, j’espère.

L’Académie ne nous en voudra pas, j’en suis sûre. Parce que si l’on se penche avec nos grosses lunettes sur nos gros dictionnaires de «langue française», si l’on regarde de plus près l’origine de certains mots, il y a de quoi avoir le tournis. Car dans cette valse éternelle des mots, les allers-retours sont surprenants. Remontons le temps donc, replongeons dans les origines, retraçons la magnifique histoire d’un terme, d’un mot, de syllabes qui se jouent des frontières et qui, comme un magnifique clin d’œil, jouent à saute-mouton d’une langue à l’autre. Cela s’appelle un dialogue des cultures. Et cet heureux mariage des langues donne de beaux enfants.

Dans notre langue arabe si riche et si poétique, le français a su se servir. Il a ainsi choisi des mots qui chantent aussi, qui entrent dans la danse, qui expriment avec chaleur et émotion des notions métissées, puis assimilées, pour finir par devenir essentielles. Et si les mots labné et hommos viennent tout juste de poser leurs valises dans les pages des dicos français, les voyages des mots ont, eux, l’âge des premiers voyages. Et si certains mots arabes ont été d’abord adoptés en terre espagnole, avant de transiter par l’Italie, ils ont quand même atterri en France et se sont confortablement installés dans les us et coutumes de la langue, même s’ils se sont pas mal francisés au passage.


Cet incroyable apport de la langue arabe au français s’explique par le fait que les Arabes étaient de grands conquérants et comptaient de grands savants. Ils ont inventé des termes qui n’existaient pas dans les autres langues, des mots comme sifr qui a donné chiffres, al djabr qui a donné l’algèbre. Et n’oublions pas les croisades où, durant près de deux siècles, les langues se sont «fréquentées» et, si l’on omet les guerres et autres horreurs d’hier, se sont quand même joliment mêlées. Et si nous avons gardé, nous, des consonances fleuries, des mots arabes francisés et des noms de citadelles et de lieux qu’on a repris à la sauce libanaise comme la citadelle Saint-Gilles devenue al’et sangil, certains mots sont repartis des terres d’Arabie vers l’Occident dans les cales des bateaux ou sur le dos des chevaux.

Ainsi, d’après le lexicologue Jean Pruvost, plus de 500 mots d’origine arabe font partie du vocabulaire français. Dans son excellent livre L’aventure des mots français venus d’ailleurs, Henriette Walter indique que dans la langue française, 5% des mots empruntés viennent de l’arabe. Ce qui représente bien plus que l’apport d'autres langues, comme l’espagnol par exemple.  On les appelle joliment «emprunts» mais en réalité, ils sont si incrustés et usités que l'on ne peut même plus les distinguer. Prenons le mot tasse, par exemple. Il serait issu de l’arabe tassa et son étymon, c’est-à-dire le mot constituant l’origine, viendrait de l’importation de poteries orientales produites dans la région de Tyr. Incroyable, non? Ne jamais l’oublier quand on prend son café. Que dire donc de cette boisson qui vient de qahwa qui a donné caoua et aujourd’hui café. Et de tous ces mots en al et el, de l’arabe el, alcôve, alambic, alcool et élixir… autant de souvenirs de voyages, précieux et essentiels.

Les exemples sont bien nombreux. Et l’étymologie, science qui a pour objet de rechercher l’origine d’un mot, est un travail passionnant. Surtout à l’heure où le bien-parler se cache derrière les abréviations de nos écrans et de nos vies étriquées. Ce qui est à retenir, c’est ce dialogue entre deux langues qui n’ont à la base pas grand-chose en commun. Le français est la langue des belles choses et l’arabe celle des émotions. Alors comment ne pas imaginer qu’elles n’allaient pas se croiser, s’enrichir, converser et si bien s’entendre…

Des oasis nobles d’Arabie aux forêts verdoyantes de la Loire, des caravanes nonchalantes aux charrettes du pays de Gaulle, qui peut parler encore de distance ou de frontières quand les mots que l’on ne peut jamais retenir, rebelles et libres, s’envolent et se rejoignent, se mêlent et s’enchevêtrent dans la plus belle des étreintes. Et de ces enlacements naît un véritable trésor qui jaillit de notre gorge dès que nous parlons. Les accents chantants de la langue arabe se fondent dans la précision française et, tout à coup, sans même nous en apercevoir, par la magie des mots, nous devenons alchimistes. Nous avons soudainement envie de vivre toute la plénitude des sens évoqués par les mots qui coulent dans notre bouche comme un sirop suave. Pour atteindre la perfection, nos alambics sont emplis de ces saveurs olfactives qui troublent nos sens. Du musc, du benjoin et du safran, du santal et une pincée de muscade, de cumin et de sucre... De cet amalgame de senteurs, nous obtenons un élixir parfait, qui a la couleur de la limonade, mais comme un arrière-goût d’abricot et d’orange. L’alcool s’évapore sous le feu dévorant de la bougie et il ne reste plus qu’un fond de carafe, un résidu qui a des allures de marc de café et que nous recueillons dans une tasse. Nos calculs étaient donc bons. Jongler avec les chiffres, maîtriser l’algèbre et avoir une proportion d’erreurs proche du zéro, c’est ce qui fait notre force. Il n’y a pas de hasard, et si nous sommes devenus magiciens, c’est peut-être grâce à tout cet arsenal déployé sous nos yeux.  Dans la droguerie de la vie, dans ce magnifique magasin virtuel, il y a des jarres à explorer, des trésors à ne pas négliger et des tonnes de bonnes choses faites pour nous caresser. Dans ce coin de paradis, des tissus doux qui massent la peau dans une caresse, un taffetas écarlate, des jaquettes en coton ouaté, de la mousseline vaporeuse, un caban en satin et une jupe en mohair... Le tout posé sur un sofa aux allures de divan matelassé. Étendus comme des pachas dans nos quotidiens confortables, l’envie de parler n’est plus. Soudain, surgis de l’azur ambré, de l’alcôve du temps, les mots se glissent entre nos lèvres pour mieux repartir dans l’air et se mélanger dans le vent du soir aux senteurs délicates du jasmin et du lilas. Le sirocco souffle sur nos nuques, c’est le temps de la mousson. Ainsi le dit l’almanach… Ainsi le dit-on en français et en arabe sur cette terre libanaise avec tant d’autres jolis mots qui bondissent comme des gazelles dans ma mémoire et qui aboliront dans le temps et l’espace tout ce qui ne devrait jamais plus faire une différence.

P.-S. Les mots en gras sont issus de la rencontre heureuse, au son d’une guitare et d’un luth, de l’arabe et du français.
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