Les survivances du 17 octobre 2019
Certains acquis du 17 octobre 2019 s’identifient à des constantes. Même si celles-ci ont aujourd’hui peu de chance d’être institutionnalisées, elles auront survécu à la contre-révolution.

Le 17 octobre 2019 a donné le coup d’envoi d’un mouvement libanais national, transrégional et transcommunautaire, de contestation du pouvoir en place. Un mouvement réprimé en quelques mois, et desservi par un timing régional et international à l’avantage du maintien du système en place, et celui de la mainmise iranienne. Trois ans plus tard, l’accord sur la frontière maritime avec Israël ne serait, de l’avis de plusieurs observateurs, que la reconnaissance formelle du Hezbollah comme l’interlocuteur privilégié de l’Occident au Liban.

Mais bien qu’inachevé, le mouvement du 17 octobre, baptisé « Thaoura » (qui porte invariablement le sens de révolution et de révolte en arabe) aura fourni des éléments d’un contrat social nouveau.

Certains acquis du 17 octobre s’identifient à des constantes. Même si celles-ci ont aujourd’hui peu de chance d’être institutionnalisées, elles auront survécu à la contre-révolution.

Ceux qui ont été témoins de ce mouvement ont pu se mêler à une foule hétéroclite, renvoyant tous les signes d’une expression libre. Les graffitis sur les propriétés publiques et privées ont été une manifestation concrète d’une rupture avec le patriarcat sous toutes ses formes. Mais dans ce déchainement d’idées et cette profusion de moyens d’expression, où l’insulte même a recouvré sa dimension politique, il est surprenant de constater l’absence de toute référence, sarcastique ou autre, à la religion.

L’individu et la communauté

Dans un pays comme le Liban, où la légitimité des dirigeants est enracinée dans le communautarisme, les citoyens se sont spontanément abstenus, même pour remettre en cause cette légitimité, de toute référence religieuse critique. Comme s’ils avaient décidé, ensemble, que la religion n’avait plus sa place dans l’espace public, et qu’elle relevait désormais de la sphère privée. Cela se rapproche à certains égards de la conception de la liberté d’expression aux États-Unis, où tourner en dérision la religion d’autrui n’a pas de place dans le débat. Loin de se prévaloir d’une laïcité, les citoyens américains ont convenu que la religion est une affaire individuelle. Traduit au Liban, cela dénote une expression fondamentale de l’individualité : l’individu existe désormais, au même titre que la communauté. C’est sur les bases de cet équilibre entre affirmation individuelle et appartenance communautaire, en partie initiée par Taëf, que la gestion du pluralisme communautaire devra, s’il le faut, être repensée.

Réappropriation de l’histoire

Un autre aspect du nouveau contrat social concerne le rapport des Libanais à leur passé de guerre. Le 17 octobre a été perçu par ses acteurs comme un nouveau début de l’histoire du pays : un slogan à comprendre comme une volonté partagée, solide, inédite, de s’affranchir du passé de guerre, et d’arrêter la transmission intergénérationnelle de la violence, même si le travail de mémoire est encore loin d’être achevé. C’est comme si une décision commune avait été prise, tacite et spontanée, de résister à toute instrumentalisation de l’histoire par le pouvoir en place. Et de se la réapproprier.


D’autres résultantes de la thaoura ont en revanche été compromises trois ans plus tard. Le sursaut national d’octobre 2017 a retiré au pouvoir en place sa légitimité, mais cela semble s’inverser progressivement. Face à un système établi sur des bases clientélistes et communautaires, dont la cohésion est un impératif de survie, solidement respecté par les chefs politiques, par-delà leurs divergences, tout changement paraissait tenir de l’impossible. À l’automne 2019, la rage partagée des citoyens a abattu l’obstacle mental au changement. Les rues du pays ont permis d’entrevoir, comme une réalité, la fin des dirigeants. Preuve d’un affranchissement de la peur, l’usage politique fait de l’insulte (proférée notamment contre le gendre du chef de l’État) et la conscience que même si elle peut être offensive, l’insulte a une vocation politique. Une insulte dont les échos retentissent dans l’agora ne se mesure pas à son caractère personnel, mais au message qu’elle véhicule. Faire de l’insulte un slogan a été l’indicateur d’une libération des diktats du politiquement correct, en même temps qu’une réappropriation du discours politique par les citoyens.

La contre-révolution

Il a fallu pour faire face à un système tentaculaire, un mouvement sans leader, insaisissable, et donc protégé des méthodes répressives, de la récupération et de la diabolisation dont les dirigeants sont passés maitres. Le Hezbollah avait tenté aux premiers jours de la thaoura d’en identifier des leaders ou groupes susceptibles de dialoguer avec lui.

L’agora sera en tout cas vite rattrapée par le pouvoir en place, par différents moyens.

Il y a eu d’abord le doigt levé du secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah, qui s’est érigé en gardien du système, et sa réprimande faite aux manifestants d'avoir eu recours à l’insulte. Y ont succédé des méthodes plus agressives : des partisans du Hezbollah et de Amal ont été mobilisés pour battre les manifestants dans le centre-ville et vandaliser la place de la Thaoura, sous couvert d’être des habitants de Beyrouth mécontents du soulèvement. La présence chiite populaire parmi les manifestants s’en fera ressentir. Les recoins du centre-ville avaient pourtant vu un jeune adolescent du quartier de Khandak el-Ghamik, réservoir des partisans du duopole chiite, prendre part à un débat politique, aux côtés d’une jeune universitaire issue d’un milieu plus favorisé. Ces liens sociaux ont-ils aussi été défaits ?

La contre-révolution a également ciblé les régions à majorité sunnite, comme au Nord, où des incidents sécuritaires ont été provoqués pour raviver le spectre du fondamentalisme. La rue chrétienne en ébullition a pour sa part été pointée du doigt comme maniée par des partis de l’opposition, tandis que sur le terrain, les arrestations se multipliaient et les manifestants couraient le risque grandissant de perdre un œil aux mains des forces de l’ordre. D’autres ont été carrément abattus dans des circonstances louches.

Et lorsque, aux dernières semaines de la Thaoura, la tente sponsorisée par l’ONG Umam de l’intellectuel Lokman Slim, lui-même assassiné quelques semaines plus tard, a été incendiée sous l’impulsion du Hezbollah, le sentiment de l’impossible a ressurgi.

Et c’est ce sentiment qu’entretiennent aujourd’hui, chez ceux qui les ont élus, les députés issus de la contestation. Auraient-ils été atteints par la contre-révolution ?
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