Le narcissime a le vent en poupe. On en parle souvent dans la presse, on en discute entre nous, on s’accorde à traiter telle ou telle personne de “narcissiste”. Que sait-on vraiment à ce sujet? Qu’en est-il du mythe derrière cette appellation? Coup de projecteur sur l’appellation la moins contrôlée du XXIe siècle.
Parmi les nombreux mythes et légendes qu’on découvre dans Les Métamorphoses d’Ovide, celui de Narcisse est devenu emblématique d’une forme particulière d’amour, celui que l’on se porte à soi-même. Que nous raconte-t-il?
À la naissance de Narcisse, Liriope, sa mère consulte le devin Tirésias sur la longévité de son enfant. Sa réponse restera longtemps énigmatique: il ne vivra longtemps “que s’il ne se connaît pas”.
Narcisse est âgé de quinze ans. “Il pouvait passer aussi bien pour un enfant et pour un jeune homme; chez beaucoup de jeunes gens, chez beaucoup de jeunes filles il faisait naître le désir; mais sa beauté encore tendre cachait un orgueil si dur que ni jeunes gens ni jeunes filles ne purent le toucher.”
La nymphe Echo en fit la malheureuse expérience. À peine aperçut-elle Narcisse qu’elle en tomba amoureuse. Brûlant de désir, elle le suit à la trace, le guette, se rapproche de plus en plus de lui. Mais elle a été privée d’une parole subjective, Junon l’ayant condamnée à ne pouvoir répéter que les dernières paroles d’un autre. Or il advint que Narcisse, privé de ses compagnons, s’écrie: “Y a-t-il quelqu’un près de moi?” À cela, Echo reprend “Moi”. Stupéfait, Narcisse cherche de tous côtés et crie “Viens”. N’obtenant pas de réponse, il insiste: “Réunissons-nous” et Echo répète: “Unissons-nous”, ravie puisque c’est tout ce qu’elle désire. Transportée, elle sort du bois et s’élance vers le jeune homme pour l’enlacer. Mais il la repousse brutalement: “Je mourrai avant que tu ne disposes de moi à ton gré”. L’infortunée Echo ne peut que redire “Dispose de moi à ton gré!” Méprisée, accablée, elle s’enfuit dans l’obscurité de la forêt. Toujours aussi éprise, elle dépérit, s’étiole, se dessèche. Il ne lui restera plus que sa voix et ses os. Une des nombreuses victimes de Narcisse, indignée du sort d’Echo, le maudit: “Puisse-t-il aimer, lui aussi, et ne jamais posséder l’objet de son amour!”
Indifférent à leur sort, Narcisse, au retour d’une fatigante journée de chasse, s’étend, pour se désaltérer, auprès d’une source d’eau pure. Écoutons Ovide:
“Il veut puiser sa soif; mais il sent naître en lui une soif nouvelle; tandis qu’il boit, séduit par l’image de sa beauté qu’il aperçoit, il se passionne pour une illusion sans corps; il prend pour un corps ce qui n’est que de l’eau; il s’extasie devant lui-même. Étendu sur le sol, il contemple ses yeux, deux astres, sa chevelure digne de Bacchus et non moins digne d’Apollon, ses joues lisses, son cou d’ivoire, sa bouche gracieuse, son teint qui, à un éclat vermeil unit une blancheur de neige ; enfin il admire tout ce qui le rend admirable. Sans s’en douter, il se désire lui-même; il est l’amant et l’objet aimé, le but auquel s’adressent ses vœux; les feux qu’il cherche à allumer sont en même temps ceux qui le brûlent. Que de fois il donne de vains baisers à cette source fallacieuse! Que de fois, pour saisir son cou, qu’il voyait au milieu des eaux, il y plongea ses bras, sans pouvoir s’atteindre! Que voit-il? Il l’ignore; mais ce qu’il voit le consume; la même erreur qui trompe ses yeux les excite. Crédule enfant, pourquoi t’obstines-tu vainement à saisir une image fugitive? Ce que tu recherches n’existe pas; l’objet que tu aimes, tourne-toi et il s’évanouira. Le fantôme que tu aperçois n’est que le reflet de ton image; sans consistance par soi-même, il est venu et demeure avec toi; avec toi il va s’éloigner, si tu peux t’éloigner.”
Suspendu à son inaccessible reflet, affaibli, ses larmes coulent, Narcisse est fou de douleur, il délire, il se frappe violemment la poitrine, se blesse et son torse se teinte de rouge. Il perd son éclat vermeil. Ses forces le quittent. “Consumé par l’amour, il succombe au feu secret qui le dévore lentement.” Couché sur l’herbe, “la mort lui ferma les yeux”. Alors que les Nymphes et les Naïades recherchaient son corps, on trouva à sa place “une fleur couleur de safran, dont le centre est entouré de blancs pétales”.
Avec le mythe de Narcisse, Ovide nous invite à une réflexion sur la dialectique du même et de l’autre dans le désir amoureux.
Narcisse, au début du conte, perçoit le corps qu’il voit dans l’eau comme celui d’un autre. Par la suite, il se rend compte que c’est de lui-même qu’il est tombé amoureux. Et lorsque son image, par ses pleurs, se dissout dans l’eau, le désespoir l’envahit. Comprenant douloureusement que jamais il ne possèdera cet objet adoré, il s’abandonne à la mort. Celle-ci survient comme la conséquence d’une double causalité: la réalisation de la malédiction lancée par un soupirant humilié, et le châtiment réservé par les Grecs de l’antiquité à celui qui demeure insensible à l’amour d’autrui. La prophétie énigmatique de Tirésias prend tout son sens: Narcisse porte en lui le destin funeste de sa propre destruction, son amour est celui de l’enfermement et non de l’ouverture.
Il existe toujours un certain degré du même dans l’autre. Chez Narcisse, ce degré est si excessif qu’il rend impossible tout échange d’amour avec autrui. C’est d’abord ce qui se passe avec Echo. Lorsque celle-ci répète les mots de Narcisse, c’est de sa propre voix, dans la bouche d’une autre, dont il tombe amoureux, comme d’ailleurs de toute partie de soi qu’il retrouverait dans l’autre. Son amour exclut toute altérité: l’objet de son désir est uniquement sa propre image, son propre reflet dans l’autre.
Dans certains passages, Ovide désigne Narcisse par le terme d’enfant. Veut-il nous suggérer que le passage à l’âge adulte suppose une décentration de soi et l’acceptation de la différence, de l’altérité lorsque l’autre vient à soi?
Parmi les nombreux mythes et légendes qu’on découvre dans Les Métamorphoses d’Ovide, celui de Narcisse est devenu emblématique d’une forme particulière d’amour, celui que l’on se porte à soi-même. Que nous raconte-t-il?
À la naissance de Narcisse, Liriope, sa mère consulte le devin Tirésias sur la longévité de son enfant. Sa réponse restera longtemps énigmatique: il ne vivra longtemps “que s’il ne se connaît pas”.
Narcisse est âgé de quinze ans. “Il pouvait passer aussi bien pour un enfant et pour un jeune homme; chez beaucoup de jeunes gens, chez beaucoup de jeunes filles il faisait naître le désir; mais sa beauté encore tendre cachait un orgueil si dur que ni jeunes gens ni jeunes filles ne purent le toucher.”
La nymphe Echo en fit la malheureuse expérience. À peine aperçut-elle Narcisse qu’elle en tomba amoureuse. Brûlant de désir, elle le suit à la trace, le guette, se rapproche de plus en plus de lui. Mais elle a été privée d’une parole subjective, Junon l’ayant condamnée à ne pouvoir répéter que les dernières paroles d’un autre. Or il advint que Narcisse, privé de ses compagnons, s’écrie: “Y a-t-il quelqu’un près de moi?” À cela, Echo reprend “Moi”. Stupéfait, Narcisse cherche de tous côtés et crie “Viens”. N’obtenant pas de réponse, il insiste: “Réunissons-nous” et Echo répète: “Unissons-nous”, ravie puisque c’est tout ce qu’elle désire. Transportée, elle sort du bois et s’élance vers le jeune homme pour l’enlacer. Mais il la repousse brutalement: “Je mourrai avant que tu ne disposes de moi à ton gré”. L’infortunée Echo ne peut que redire “Dispose de moi à ton gré!” Méprisée, accablée, elle s’enfuit dans l’obscurité de la forêt. Toujours aussi éprise, elle dépérit, s’étiole, se dessèche. Il ne lui restera plus que sa voix et ses os. Une des nombreuses victimes de Narcisse, indignée du sort d’Echo, le maudit: “Puisse-t-il aimer, lui aussi, et ne jamais posséder l’objet de son amour!”
Indifférent à leur sort, Narcisse, au retour d’une fatigante journée de chasse, s’étend, pour se désaltérer, auprès d’une source d’eau pure. Écoutons Ovide:
“Il veut puiser sa soif; mais il sent naître en lui une soif nouvelle; tandis qu’il boit, séduit par l’image de sa beauté qu’il aperçoit, il se passionne pour une illusion sans corps; il prend pour un corps ce qui n’est que de l’eau; il s’extasie devant lui-même. Étendu sur le sol, il contemple ses yeux, deux astres, sa chevelure digne de Bacchus et non moins digne d’Apollon, ses joues lisses, son cou d’ivoire, sa bouche gracieuse, son teint qui, à un éclat vermeil unit une blancheur de neige ; enfin il admire tout ce qui le rend admirable. Sans s’en douter, il se désire lui-même; il est l’amant et l’objet aimé, le but auquel s’adressent ses vœux; les feux qu’il cherche à allumer sont en même temps ceux qui le brûlent. Que de fois il donne de vains baisers à cette source fallacieuse! Que de fois, pour saisir son cou, qu’il voyait au milieu des eaux, il y plongea ses bras, sans pouvoir s’atteindre! Que voit-il? Il l’ignore; mais ce qu’il voit le consume; la même erreur qui trompe ses yeux les excite. Crédule enfant, pourquoi t’obstines-tu vainement à saisir une image fugitive? Ce que tu recherches n’existe pas; l’objet que tu aimes, tourne-toi et il s’évanouira. Le fantôme que tu aperçois n’est que le reflet de ton image; sans consistance par soi-même, il est venu et demeure avec toi; avec toi il va s’éloigner, si tu peux t’éloigner.”
Suspendu à son inaccessible reflet, affaibli, ses larmes coulent, Narcisse est fou de douleur, il délire, il se frappe violemment la poitrine, se blesse et son torse se teinte de rouge. Il perd son éclat vermeil. Ses forces le quittent. “Consumé par l’amour, il succombe au feu secret qui le dévore lentement.” Couché sur l’herbe, “la mort lui ferma les yeux”. Alors que les Nymphes et les Naïades recherchaient son corps, on trouva à sa place “une fleur couleur de safran, dont le centre est entouré de blancs pétales”.
Avec le mythe de Narcisse, Ovide nous invite à une réflexion sur la dialectique du même et de l’autre dans le désir amoureux.
Narcisse, au début du conte, perçoit le corps qu’il voit dans l’eau comme celui d’un autre. Par la suite, il se rend compte que c’est de lui-même qu’il est tombé amoureux. Et lorsque son image, par ses pleurs, se dissout dans l’eau, le désespoir l’envahit. Comprenant douloureusement que jamais il ne possèdera cet objet adoré, il s’abandonne à la mort. Celle-ci survient comme la conséquence d’une double causalité: la réalisation de la malédiction lancée par un soupirant humilié, et le châtiment réservé par les Grecs de l’antiquité à celui qui demeure insensible à l’amour d’autrui. La prophétie énigmatique de Tirésias prend tout son sens: Narcisse porte en lui le destin funeste de sa propre destruction, son amour est celui de l’enfermement et non de l’ouverture.
Il existe toujours un certain degré du même dans l’autre. Chez Narcisse, ce degré est si excessif qu’il rend impossible tout échange d’amour avec autrui. C’est d’abord ce qui se passe avec Echo. Lorsque celle-ci répète les mots de Narcisse, c’est de sa propre voix, dans la bouche d’une autre, dont il tombe amoureux, comme d’ailleurs de toute partie de soi qu’il retrouverait dans l’autre. Son amour exclut toute altérité: l’objet de son désir est uniquement sa propre image, son propre reflet dans l’autre.
Dans certains passages, Ovide désigne Narcisse par le terme d’enfant. Veut-il nous suggérer que le passage à l’âge adulte suppose une décentration de soi et l’acceptation de la différence, de l’altérité lorsque l’autre vient à soi?
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