Peut-on se dire normal? (7) - Adaptation et conformisme
Comment peut-on distinguer le normal de l’anormal? Voici le sixième volet d’une série d’articles qui nous pousseront à nous interroger sur les multiples associations vers lesquelles ces définitions tendent.

Ces deux notions sont si étroitement liées qu’il est difficile de les distinguer l’une de l’autre. Se conformer, comme le montre l’étymologie, c’est épouser une même forme, c’est être semblable, s’adapter aux attentes normatives de son milieu socioculturel, c’est se soumettre aux règles et normes implicites ou explicites.

C’est la conduite la plus répandue dans une population donnée. Sur son versant réaliste, le conformisme favorise l’intégration, facilite la vie communautaire et la bonne entente. Or le conformisme, en raison de la très pesante pression socioculturelle qui s’exerce sur les individus, est susceptible d’entrainer, s’ils n’y prennent garde, la perte de leur sens moral et critique et de les amener à se conduire sans grand discernement. C’est le cas, par exemple, de ceux qui font partie d’une foule fusionnant avec les pulsions irrationnelles collectives, ayant perdu tout sens critique dans l’adoration délirante d’un Chef idéalisé.

Le film de P. Weir, The Truman Show illustre bien la liaison de l’adaptation et du conformisme : le personnage principal apparait bien intégré à un monde ordonné, normalisé et normatif, un monde de consommation de biens de toutes sortes, un univers programmé par un pouvoir suprême qui téléguide son existence. Le Deus Ex Machina aux commandes fait le pari que Truman est si bien adapté, si conforme aux attentes normatives qu’il ne saurait renoncer à cet environnement bien confortable dans lequel ses besoins matériels sont assurés mais qui, comme d’ailleurs ses concitoyens, est dans la totale méconnaissance de ses mobiles profonds. Or l’éveil de Truman à son désir bâillonné jusque-là, à son élan vital étouffé, lui dessille les yeux, suscite son envie de se libérer de ses chaînes, déclenche la motivation de dépasser les limites imposées et la force de se rebeller contre l’emprise autocratique.

Dans Pantagruel, F. Rabelais nous conte, quant à lui, l’histoire de Panurge et de ses moutons, devenue la métaphore du conformisme et de la soumission. Sur le bateau où ils se sont embarqués, une dispute éclate entre Panurge et le propriétaire d’un troupeau de moutons qui l’a humilié. Panurge décide de lui donner une leçon. Il annonce au marchand qu’il veut lui acheter un de ses moutons. Roublard et voulant faire monter le prix, le marchand s’éternise à vanter les nombreuses qualités de la race ovine. Ils parviennent finalement à s’entendre et Panurge prend possession de son achat. Laissons la suite au narrateur, dans la langue d’origine : « Soudain, je ne sais comment le cas fut subit, je n’eus loisir de le considérer, Panurge, sans autre chose dire, jette en pleine mer son mouton criant et bêlant. Tous les autres moutons, criant et bêlant en pareille intonation, commencèrent à se jeter et à sauter en mer après, à la file. La foule était à qui le premier y sauterait après leur compagnon. Il n’était pas possible de les en empêcher, comme vous savez du mouton le naturel, toujours suivre le premier, quelque part qu’il aille ». Les conformistes sont ainsi assimilés aux moutons de Panurge, menés par un esprit grégaire, tels ces Libanais, gratifiés d’un Immense Rien du tout, invités à s’agglutiner pour célébrer la Grande Messe de Vénération offerte à l’Unique Grand Esprit Éclairé, le 30 octobre de ce mois.

Le conformisme a ainsi le pouvoir d’aboutir à la diminution ou même la disparition de toute interrogation sur les normes qu’il véhicule, à l’adoption d’une conduite passive qui aboutit à l’assujettissement et à la soumission. C’est sur cette tendance que s’appuient, par exemple les professionnels de la publicité. Ceux-ci utilisent des techniques de séduction du consommateur pour lui faire croire à une liberté de choix et à une originalité de comportement, alors qu’en réalité ils n’ont qu’un seul but : créer encore plus de conformisme.


Au siècle dernier, un neveu de S. Freud, E. Bernays spécialiste du marketing, a « modernisé » les techniques publicitaires en mettant au point les procédés de manipulation des esprits avec ce qu’il a appelé « la fabrique du consentement ». Ainsi, à l’époque où les femmes luttaient pour obtenir plus de libertés et de droits, il a surfé sur cette vague pour les convaincre, avec beaucoup de cynisme et dans un but mercantilement orienté, que la cigarette représentait le symbole même de leur émancipation, ce qui a eu pour effet l’apparition d’une mode tabacomaniaque chez elles, qui a fait le bonheur des marchands de nicotine et augmenté le tabagisme aux USA.

Le conformiste peut être convaincu qu’il pense, sent ou agit en fonction de choix ou de références libres et personnels alors qu’il n’en est rien : il n’a pas conscience qu’il est assujetti aux normes de la société de consommation ni ne reconnait son aliénation. Il se montre conforme, par exemple, à ce qu’attend de lui une marque de lunettes qui donne l’injonction affichée sur un grand panneau routier : « Portez votre identité ». En y consentant, il confond la représentation de son identité avec celle de la marque.

En se conformant, un sujet agit pour ne pas choquer autrui, pour ne pas sortir du rang qui lui a été prescrit, il se montre soucieux de l’approbation de son entourage, celui-ci l’encourageant tacitement à lui ressembler. Même si, au fond de lui-même, une petite voix lui signifie un éventuel désaccord ou une gêne, il se dépêche de l’ignorer. Parce qu’en réalité, le conformiste a tellement besoin de la reconnaissance d’autrui qu’il sacrifiera son identité et les nombreuses potentialités qu’il porte en lui. Il peut avoir plus ou moins conscience de pensées, de sentiments ou de désirs non conformes, mais qu’il n’ose pas dévoiler par peur d’être marginalisé, rejeté ou pénalisé. Il rentre alors sagement dans le rang. « Le désir de reconnaissance est un désir d’esclave » avertit Nietzsche.

En 1970, B. Bertolucci met en scène Le Conformiste, s’inspirant du roman d’A. Moravia. Marcello est le fils de parents distants, n’ayant apparemment pas désiré leur enfant qu’ils négligent, intéressés uniquement par leurs propres jouissances. Dominé par la violence de ses pulsions, il échafaude des fantasmes meurtriers qu’il déverse sur les animaux. Moqué et harcelé à l’école, il s’identifiera à ses agresseurs, adoptera la « normalité » de leur conduite. Son exigence pulsionnelle compulsive lui fera commettre un meurtre. Devenu adulte dans une Italie fasciste, il trouve normalement sa place parmi les chemises brunes aveuglement dévouées au culte d’un Duce, père d’une horde dont il flatte les penchants les plus primaires. Dans son aveugle inféodation, il devient ce que Freud nomme un « criminel sans remords ». Il se marie par conformisme, trahit son ancien professeur de philosophie et participe à son assassinat toujours par peur de se retrouver ostracisé par son groupe, dans une indifférence morale et affective, identique à celle de ses parents à son égard. À la chute du fascisme, il n’échappera pas à son funeste destin.

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