Aujourd’hui, les villages sabotés par l’urbanisme moderne devraient s’appliquer à reconstituer la place disparue du centre ravagé par l’autostrade. Sans cette place, le village comme constituante sociale est inexistant. Cette dimension est à la base de la construction du tissu social, du citoyen, du repère identitaire et civique, et du sens de l’appartenance.
Kfar-Abida: la place de l’église Saints-Serge-et-Bacchus. © Père Élie Korkomaz
Selon les pays, l’établissement des agglomérations peut se faire conformément à des critères d’ordre hydraulique comme les rivières, les sources ou les fleuves; portuaire comme les cités phéniciennes; commercial comme les routes des caravanes; ou encore d’ordre sécuritaire. Dans le Mont-Liban où l’eau est disponible en abondance, c’est le caractère sécuritaire qui a été l’élément déterminant. Le reste des besoins lui était subordonné. Les champs et vergers étaient donc obtenus ultérieurement par un recours à l’aménagement de terrasses cultivables à proximité des ensembles d’habitations et des monastères.
Hasroun: la place de l’église transformée en parking. © Père Élie Korkomaz
La sécurité
La notion de sécurité est partout perceptible, autant dans la morphologie du village que dans sa toponymie. Hasroun n’est autre qu’une petite forteresse en phénicien, alors qu’en syriaque, Beit-Hutman signifie l’inébranlable, Ras-Kipha le sommet du roc, Touratig la couronne de la montagne, et Bcharré la stabilité. Pour des raisons défensives, les bourgs sont le plus souvent assis sur le bord d’une falaise ou d’une montagne d’où ils dominent un vaste territoire et scrutent l’horizon, comme le font les villages des collines de Toscane, d’Ombrie, de Ligurie… surmontés de leurs tours de garde.
Au Liban, écrivait vers 1860 Baptistin Poujoulat, «ils apparaissent tantôt sur le flanc des vallons escarpés, tantôt sur les plus grandes hauteurs des montagnes, tantôt enfin sur les bords des précipices. Ils n’ont garde de construire leurs demeures dans des lieux d’un facile accès.» Ces mêmes caractéristiques ont été observées par Volney, Lamartine, De Nerval, Marie Joseph de Géramb…
Dans la Beqaa, Zahlé a choisi de s’installer sur les contreforts du Liban d’où elle domine la plaine marécageuse. De même pour Ammiq, Soghbine, Niha et Deir el-Ahmar. Tous ces villages établis sur le flanc oriental du Mont-Liban recherchaient à la fois la salubrité et la sécurité.
Dhour-Choueir: la place de l’église transformée en nœud de circulation. Photo trouvée sur internet
La Rocca
L’historien Adel Ismaïl constate un point de similitude entre les villages d’Italie et ceux du Mont-Liban. Au cœur de ces agglomérations se trouve l’ancien établissement, «appelé communément Qalaa ou forteresse, l’équivalent de la Rocca italienne, généralement bâti sur une colline, aux maisons agglomérées comme en un seul bloc, survivance de ce que furent jadis les acropoles égéo-phéniciennes». Le reste des constructions s’étale tout autour entre ce coteau et les champs attenants.
Les Qalaa (le q est muet) caractérisent en général des villages d’une certaine importance. L’un des exemples les plus significatifs est illustré par le village d’Amioun qui superpose à l’établissement phénicien celui des Francs de l’époque des croisades, le rapprochant encore plus de la Rocca médiévale italienne. Certains villages portent des noms relatifs à la Qalaa. C’est le cas de Qlayaa (la petite Rocca) ou de Qlayaat qui est la forme du pluriel en syriaque.
À Bikfaya, la partie fortifiée se trouve dans le quartier Saint-Jean de Bhersaf, plus loin au sud du village. Rien n’en subsiste aujourd’hui, à part les soubassements de l’église et de quelques maisons. C’est le sort des Qalaa dans la majorité des localités libanaises qui ont été rasées à l’époque mamelouke. Le patriarche Estéphanos Douaihy nous parle de cette période en décrivant le sort de la forteresse d’Ehden dont il ne reste plus rien que le nom dans Notre-Dame-du-Fort. «Au mois de juin 1597 des Grecs (1286 DC), dit-il, les mamelouks ont pris Ehden après quarante jours de siège. Ils ont mis à terre la forteresse qui est sur la montagne au milieu d’Ehden. Ils ont détruit également le fort qui est sur la haute montagne.»
La montagne
En raison d’une absence de planification du territoire, les autoroutes dites autostrades se transforment en rues commerçantes où la circulation sévèrement ralentie finit par isoler les campagnes des centres d’affaires. Les familles sont condamnées à se transférer en ville. Le terroir se vide et se meurt alors que la jeunesse évolue dans des centres urbains ou dans des banlieues tentaculaires dépourvues d’âme et de racines. L’exode rural est une première étape vers l’émigration.
Plus dangereuse encore est l’urbanisation de la montagne et la transformation des villages en villes. Ce péril est dénoncé par l’historienne Ray Jabre Mouawad dans son livre Les Maronites (éditions Brepols). Pour elle, une urbanisation de la montagne tue la montagne qui est une constituante essentielle de l’identité maronite, comme le souligne aussi le philosophe Charles Malek.
Hasroun: Le monument de Joseph Simon Assémani sur la place de l’église encombrée de voitures. © Amine Jules Iskandar
Un défi architectural et civique
Pour sauver le Liban, il faut préserver le village et pour cela il est primordial de redessiner la place publique et démocratique. Par endroits, il est possible d’obtenir cette restructuration par un simple traitement de matériau au sol (pierre ou basalte) qui permet l’identification de l’espace public, imposant un ralentissement de la circulation véhiculaire. Ailleurs, les solutions nécessiteraient des interventions plus radicales telles que les démolitions. N’oublions pas que c’est en rejoignant deux places qu’avait été formée la Piazza del campo à Sienne au XIIIe siècle. C’est toujours par d’audacieux travaux de démolition que se sont constitués les plus beaux tissus urbains excepté bien entendu pour les villes nouvelles créées sur des plans directeurs préétablis.
Par endroits, les interventions seront minimes, car les places se caractérisent par un riche patrimoine et une identité préservée. C’est notamment le cas du Midan à Ehden, ou encore la place de Hasroun où devant l’église, trônent la fontaine à l’obélisque et la statue du savant Joseph Simon Assémani. Ici, la municipalité n’a plus comme tâche que celle de développer des activités et d’encourager l’établissement de cafés et de commerces afin de revitaliser ce patrimoine méconnu qu’est l’espace public libanais dans ses qualités démocratiques.
Il est nécessaire de recréer ces places où les Libanais «se délassent les dimanches», écrivait Lamartine, où «les femmes et les jeunes filles, parées de leurs plus riches habits… restent assises sur des nattes, à la porte de la maison, avec leurs voisines et leurs amies». Ces lieux publics et civiques sont les garants de la pérennité du village, «cette unité constituante de la personnalité libanaise», dirait Kamal Joumblat.
Aujourd’hui, les villages sabotés par l’urbanisme moderne, devraient s’appliquer à reconstituer quelque part, devant une église et une fontaine marginale, la place disparue du centre ravagé par l’autostrade. Sans cette place, le village comme constituante sociale, est inexistant. Cette dimension est à la base de la construction du tissu social, du citoyen, du repère identitaire et civique et du sens de l’appartenance.
Kfar-Abida: la place de l’église Saints-Serge-et-Bacchus. © Père Élie Korkomaz
Selon les pays, l’établissement des agglomérations peut se faire conformément à des critères d’ordre hydraulique comme les rivières, les sources ou les fleuves; portuaire comme les cités phéniciennes; commercial comme les routes des caravanes; ou encore d’ordre sécuritaire. Dans le Mont-Liban où l’eau est disponible en abondance, c’est le caractère sécuritaire qui a été l’élément déterminant. Le reste des besoins lui était subordonné. Les champs et vergers étaient donc obtenus ultérieurement par un recours à l’aménagement de terrasses cultivables à proximité des ensembles d’habitations et des monastères.
Hasroun: la place de l’église transformée en parking. © Père Élie Korkomaz
La sécurité
La notion de sécurité est partout perceptible, autant dans la morphologie du village que dans sa toponymie. Hasroun n’est autre qu’une petite forteresse en phénicien, alors qu’en syriaque, Beit-Hutman signifie l’inébranlable, Ras-Kipha le sommet du roc, Touratig la couronne de la montagne, et Bcharré la stabilité. Pour des raisons défensives, les bourgs sont le plus souvent assis sur le bord d’une falaise ou d’une montagne d’où ils dominent un vaste territoire et scrutent l’horizon, comme le font les villages des collines de Toscane, d’Ombrie, de Ligurie… surmontés de leurs tours de garde.
Au Liban, écrivait vers 1860 Baptistin Poujoulat, «ils apparaissent tantôt sur le flanc des vallons escarpés, tantôt sur les plus grandes hauteurs des montagnes, tantôt enfin sur les bords des précipices. Ils n’ont garde de construire leurs demeures dans des lieux d’un facile accès.» Ces mêmes caractéristiques ont été observées par Volney, Lamartine, De Nerval, Marie Joseph de Géramb…
Dans la Beqaa, Zahlé a choisi de s’installer sur les contreforts du Liban d’où elle domine la plaine marécageuse. De même pour Ammiq, Soghbine, Niha et Deir el-Ahmar. Tous ces villages établis sur le flanc oriental du Mont-Liban recherchaient à la fois la salubrité et la sécurité.
Dhour-Choueir: la place de l’église transformée en nœud de circulation. Photo trouvée sur internet
La Rocca
L’historien Adel Ismaïl constate un point de similitude entre les villages d’Italie et ceux du Mont-Liban. Au cœur de ces agglomérations se trouve l’ancien établissement, «appelé communément Qalaa ou forteresse, l’équivalent de la Rocca italienne, généralement bâti sur une colline, aux maisons agglomérées comme en un seul bloc, survivance de ce que furent jadis les acropoles égéo-phéniciennes». Le reste des constructions s’étale tout autour entre ce coteau et les champs attenants.
Les Qalaa (le q est muet) caractérisent en général des villages d’une certaine importance. L’un des exemples les plus significatifs est illustré par le village d’Amioun qui superpose à l’établissement phénicien celui des Francs de l’époque des croisades, le rapprochant encore plus de la Rocca médiévale italienne. Certains villages portent des noms relatifs à la Qalaa. C’est le cas de Qlayaa (la petite Rocca) ou de Qlayaat qui est la forme du pluriel en syriaque.
À Bikfaya, la partie fortifiée se trouve dans le quartier Saint-Jean de Bhersaf, plus loin au sud du village. Rien n’en subsiste aujourd’hui, à part les soubassements de l’église et de quelques maisons. C’est le sort des Qalaa dans la majorité des localités libanaises qui ont été rasées à l’époque mamelouke. Le patriarche Estéphanos Douaihy nous parle de cette période en décrivant le sort de la forteresse d’Ehden dont il ne reste plus rien que le nom dans Notre-Dame-du-Fort. «Au mois de juin 1597 des Grecs (1286 DC), dit-il, les mamelouks ont pris Ehden après quarante jours de siège. Ils ont mis à terre la forteresse qui est sur la montagne au milieu d’Ehden. Ils ont détruit également le fort qui est sur la haute montagne.»
La montagne
En raison d’une absence de planification du territoire, les autoroutes dites autostrades se transforment en rues commerçantes où la circulation sévèrement ralentie finit par isoler les campagnes des centres d’affaires. Les familles sont condamnées à se transférer en ville. Le terroir se vide et se meurt alors que la jeunesse évolue dans des centres urbains ou dans des banlieues tentaculaires dépourvues d’âme et de racines. L’exode rural est une première étape vers l’émigration.
Plus dangereuse encore est l’urbanisation de la montagne et la transformation des villages en villes. Ce péril est dénoncé par l’historienne Ray Jabre Mouawad dans son livre Les Maronites (éditions Brepols). Pour elle, une urbanisation de la montagne tue la montagne qui est une constituante essentielle de l’identité maronite, comme le souligne aussi le philosophe Charles Malek.
Hasroun: Le monument de Joseph Simon Assémani sur la place de l’église encombrée de voitures. © Amine Jules Iskandar
Un défi architectural et civique
Pour sauver le Liban, il faut préserver le village et pour cela il est primordial de redessiner la place publique et démocratique. Par endroits, il est possible d’obtenir cette restructuration par un simple traitement de matériau au sol (pierre ou basalte) qui permet l’identification de l’espace public, imposant un ralentissement de la circulation véhiculaire. Ailleurs, les solutions nécessiteraient des interventions plus radicales telles que les démolitions. N’oublions pas que c’est en rejoignant deux places qu’avait été formée la Piazza del campo à Sienne au XIIIe siècle. C’est toujours par d’audacieux travaux de démolition que se sont constitués les plus beaux tissus urbains excepté bien entendu pour les villes nouvelles créées sur des plans directeurs préétablis.
Par endroits, les interventions seront minimes, car les places se caractérisent par un riche patrimoine et une identité préservée. C’est notamment le cas du Midan à Ehden, ou encore la place de Hasroun où devant l’église, trônent la fontaine à l’obélisque et la statue du savant Joseph Simon Assémani. Ici, la municipalité n’a plus comme tâche que celle de développer des activités et d’encourager l’établissement de cafés et de commerces afin de revitaliser ce patrimoine méconnu qu’est l’espace public libanais dans ses qualités démocratiques.
Il est nécessaire de recréer ces places où les Libanais «se délassent les dimanches», écrivait Lamartine, où «les femmes et les jeunes filles, parées de leurs plus riches habits… restent assises sur des nattes, à la porte de la maison, avec leurs voisines et leurs amies». Ces lieux publics et civiques sont les garants de la pérennité du village, «cette unité constituante de la personnalité libanaise», dirait Kamal Joumblat.
Aujourd’hui, les villages sabotés par l’urbanisme moderne, devraient s’appliquer à reconstituer quelque part, devant une église et une fontaine marginale, la place disparue du centre ravagé par l’autostrade. Sans cette place, le village comme constituante sociale, est inexistant. Cette dimension est à la base de la construction du tissu social, du citoyen, du repère identitaire et civique et du sens de l’appartenance.
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