Feyrouz, ultime mélodie dans le silence d'un Liban agonisant (2)
"De la musique avant toute chose", préconisait l’écrivain et poète français Paul Verlaine dans son Art poétique. Ainsi soit-il. Moments Sostenuto est une chronique musicale qui tend à valoriser les ardents défenseurs de la musique, cette  "brûlure du sensible sur les pas de l’ouvert" , comme le chante splendidement le poète libano-français Alain Tasso. Telle la pédale d’un piano soutenant la note d’une gamme, Moments Sostenuto cherche à pérenniser l’œuvre d’un compositeur, le labeur d’un musicien ou encore la passion d’un rare mélomane, dans l’obscurité de ces jours présents.

Quand elle chante, c’est tout un printemps lyrique voluptueux qui jaillit de ses mélismes envoûtants et effleure décemment le sensible. Le cristal impassible de sa voix, marqué d’un somptueux caractère sui generis, adoucit le silence macabre de l’incurable “maladie du temps”, la guerre, et pare, par son maestoso rayonnant, un pays fracturé, agonisant, exsangue. Feyrouz, l’éternelle floraison mélodique d’un Liban en pleine mutation, qui vient de fêter ses 86 printemps, demeure, après plus d’un demi-siècle de carrière, l’indétrônable symbole d’unité nationale, un cri plus puissant que le fracas des armes, un hymne de vie face aux idéologies meurtrières. À cette occasion, Ici Beyrouth feuillette les pages du passé et revient sur un chapitre glorieux de l’Histoire du Liban contemporain, intitulé "Feyrouz et les frères Rahbani".

"Je t'aime Ô Liban"
Refusant de prendre parti tout au long des conflits sanglants de 1975, Feyrouz s’abstint de se produire en concert pendant dix-neuf ans (1975-1994) dans son Liban “si vert, si doux”, métamorphosé alors en une monstrueuse vallée de mort, arrosée de cendres et de sang.“Quand vous regardez le Liban aujourd'hui, vous voyez qu'il ne ressemble aucunement au Liban que je chante”, déclarera-t-elle, clairement contrariée, quelques années plus tard, en 1999, pour le New York Times. En 1979, sa voix séraphique, prônant la paix et la tolérance, conjuguée à l'une des plus émouvantes œuvres grandioses des Rahbani, Bhebak ya Lebnan (“Je t'aime Ô Liban”, 1979), retentit dans les quatre coins de l'Olympia à Paris, suscitant une hémorragie de larmes chez des spectateurs amassés pour chanter un Liban meurtri. Le 17 septembre 1994, soit quatre ans après la fin des hostilités, Feyrouz renoua avec son public libanais en donnant son premier récital postguerre dans la capitale, où l'émotion fut au rendez-vous: un poignant salut de paix fut adressé à la fleur de l'Est, Beyrouth, ravagée par les guerres et les invasions, à travers la célèbre chanson Li Beyrouth (“Pour Beyrouth”, 1984), une réorchestration du deuxième mouvement du Concerto d’Aranjuez du compositeur espagnol Joaquín Rodrigo, réalisée par Ziad Rahbani sur un poème écrit, en 1983, par le poète libanais Joseph Harb. Cette pépite de l'art lyrique libanais fait partie de l'album Maarifti fik ("Ma connaissance de toi", 1987), qui fut le premier opus complet de Feyrouz composé par son fils.




Jazz oriental
À la suite de ce premier album, la chanteuse libanaise continua à collaborer exclusivement avec son fils qui semblait déterminé à révolutionner le langage musical hérité de son père et de son oncle, en y insufflant un air de fraîcheur qui ne fera, toutefois, pas l'unanimité du public. Imprégnée des couleurs exotiques du jazz, mêlées aux exigences de musiques levantines, les compositions de Ziad Rahbani sont caractérisées par ce qu'il appelait le "jazz oriental", une dénomination insipide qu'il abandonnera plusieurs années plus tard. Quant aux paroles, le langage romantique et plus ou moins soutenu, somptueusement tissé, à travers les années, par les frères Rahbani, sera abandonné en faveur d'un langage plus "moderne", plus banal. De cette alliance musicale, naîtra une kyrielle d'albums hétéroclites dont _Wahdoun _(Seuls, 1979), leur première casette renfermant des chansons rythmées aux impulsions du jazz: Kifak enta? ("Comment vas-tu?", 1991); Ila Assi (À Assi, 1995), un hommage dédié à Assi Rahbani; Wala kif ("Aucun comment", 2002); Eh fi amal ("Oui, l'espoir existe", 2010); et Bi bali ("Dans mes pensées", 2017).

Une harmonie parallèle à la nature
Le début du troisième millénaire fut marqué par un véritable retour de Feyrouz sur les scènes locales et internationales, notamment dans le cadre du Festival de Beiteddine (de 2000 à 2003), du Festival de Baalbeck (reporté de juillet à décembre 2006 à cause de la guerre des trente-trois jours menée par Israël au Liban) durant lequel une réorchestration de la comédie musicale Sah el-nom, réalisée par Ziad Rahbani, fut interprétée, et du Holland Festival au théâtre royal Carré d'Amsterdam (2011). Le 10 décembre 2012, le compte à rebours atteignit zéro: ce fut au théâtre Platea que Feyrouz donna son dernier concert, marquant ainsi la fin symbolique d'une ère musicale riche en chefs-d'œuvre, une ère où l'art demeurait toujours "une harmonie parallèle à la nature", pour reprendre les mots de Paul Cézanne. Et puis une nouvelle ère, imbibée du ferment de la dégénérescence artistique, commença. Hélas…

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