"De la musique avant toute chose", préconisait l’écrivain et poète français Paul Verlaine dans son Art poétique. Ainsi soit-il. "Moments Sostenuto" est une chronique musicale qui tend à valoriser les ardents défenseurs de la musique, cette "brûlure du sensible sur les pas de l’ouvert", comme le chante splendidement le poète libano-français Alain Tasso qui est lui-même, aujourd’hui, à l’honneur dans nos pages. Telle la pédale d’un piano soutenant la note d’une gamme, "Moments Sostenuto" cherche à pérenniser l’œuvre d’un compositeur, le labeur d’un musicien ou encore la passion d’un rare mélomane, dans l’obscurité de ces jours présents.
"Quelle serait la pluie d’encre entre les mains du poète?" L'intellectualisme maïeutique du poète Alain Tasso ancre l’esthétique du verbe dans un univers spéculatif qui sublime l’ineffable, à la quête de la quintessence même de l’absolu. Un lyrisme voluptueux, olympien et pourtant envoûtant suinte de sa poésie, et imprègne, de sa sève pérenne, l’ensemble de son œuvre qui propose de rendre "à l’éternité ses constellations". Poète de l’oxymore, ses "mots-silence" défont la perfection monolithique de la langue, et érigent en dogme toute une épopée de silence volubile où la parole courante demeure chaos. Cet hésychasme poétique se pare d’un coloris mystique et prône une recherche riche mais austère de "l’aube nouvelle" où l’Humanité suivrait le chemin d’une nouvelle épiphanie post-moderne. Les poèmes d’Alain Tasso brossent un portrait sans concession de leur créateur qui refuse de plaire pour plaire, dans un monde plus que jamais déshumanisé, à la merci de l’image éphémère dominant l’être, qui cherche une identification dans le dérisoire. Alors que les doctes se complaisent, tant bien que mal, d’abréactions, ce penseur autodidacte intaille ses lettres pour "renvoyer les mots aux sources critiques du verbe". Innovateur d’une part, chantre des valeurs perdues d’autre part, il distille, dans son art, une réflexion rigoureuse qui va à l’encontre de la "purulence d’un quotidien innommable". Il bénéficie d’une place privilégiée dans les bibliothèques les plus prestigieuses, à l’instar de la Bibliothèque nationale autrichienne (au cœur du palais du Hofburg de Vienne), la Bibliothèque royale de Belgique et la Bibliothèque nationale de France, où ses opus sont soigneusement préservés, notamment dans les départements des manuscrits rares et des réserves précieuses.
Votre peinture est désormais monochromatique où le noir règne, votre "noir de lumière", et non le noir-lumière de Pierre Soulages qui vient de nous quitter le 25 octobre pour rejoindre l’outre-monde. Vous avez même voulu pour cette couleur un cours philosophique et esthétique à l’université. Cherchez-vous à illustrer la lumière par l’obscurité, l’optimisme par le pessimisme?
Mon noir va bien au-delà du côté plastique pour s’intéresser au monde, en lui offrant un langage original. Amusez-vous à regarder mes encres, oubliez-les et revenez-y tantôt. Des écritures innovantes parleront à votre sensibilité, à vos autres sensibles. Elles sont lisibles seulement par vos émotions, tant mieux comme cela. Elles vous imposent aussi une épigraphie, certes difficilement accessible au premier abord, je vous l’accorde. Cela à ma plus grande joie puisque j’offre à votre réflexion la liberté de penser, de voir, de revoir, d’entrevoir les possibles, de décortiquer, quelques fois de déconstruire et d’articuler à nouveau. C’est une nourriture par échelles…qui vous place, bien loin de l’accélération de ce monde qui chemine vers une situation incontrôlée et de plus en plus assujettie. Au contraire, je recherche dans mon œuvre une continuelle émancipation de l’homme, à travers ses propres qualités intrinsèques.
Ce même noir est une condensation de toutes les couleurs. Elles sont toutes là, dans la palette du noir. À vous de les découvrir. Je vous redis ce que j’avais énoncé dans l’un de mes écrits: "Et qui veut voir les couleurs, doit d’abord mourir!" Le noir ramène vers l’essentiel: la mort, un cimetière ont ce côté qualifié de noir. Seulement, ne sont-ils pas une leçon de vie, pour entrevoir un meilleur? Il y a donc, dans ces deux exemples, les multiples lumières indicibles, comme des lucioles, mutant en flambeaux pour s’iriser dans l’eau des ciels.
Dans un article publié en septembre 1999 dans le Monde de l’éducation, l’éminent poète français Yves Bonnefoy affirmait que "la poésie peut sauver le monde", en mettant en exergue le concept horacien de l’ut pictura poesis, ce lien inhérent entre l’image et la poésie. Dans un monde déchu en perpétuelle décadence, un monde de consommation directe et d’images éphémères, quel serait aujourd’hui, selon vous, le rôle du poète et de la poésie?
Plus que jamais, on a ce besoin de poésie, l’appétence d’atteindre l’essentiel, dans une époque d’inondations temporaires et futiles. Dans un monde contemporain où le provisoire est voulu comme définitif. J’ai toujours affectionné l’ut pictura poesis, je lui avais d’ailleurs consacré un cours magistral à l’université. On peut regarder un poème digne d’être vécu; après une première lecture, il se transforme alors en un paysage dans le silence de la réflexion et de l’émotion. Dans le même esprit, on peut, par exemple, lire un retable d’un primitif flamand. Ici, de nombreuses lectures sont possibles face à l’admiration suscitée.
Le rôle du poète est de rester à l’écart de cette marche du monde, afin de suspendre le temps, avec une image exceptionnelle qu’il offre à l’émotion, la contemplation et ensuite la réflexion. C’est dans le blanc des pages que va s’effectuer d’abord ce travail, pour atteindre ensuite la sensibilité du lecteur de bonne volonté; un voyage de l’authentique séjour dans l’image, l’idée qu’elle suscite, vers l’interprétation profonde de celui-là même, rehaussé spirituellement par la lecture et ses radicelles. Dans toute image digne d’être vécue, il y a le surgissement d’un arrière fond voué à la recherche et encore une fois à l’émotion, afin de tendre vers une connaissance donnée, la satisfaction, l’ataraxie…
Malgré cette époque qui, semble-t-il n’est plus propice à la poésie, vu la technologie, le commerce des mots et le ravage d’un monde grégaire, la poésie résiste, avec quelque espérance, en remuant la liberté de chacun au-delà de vaines formes, pour atteindre en profondeur et susciter un bouleversement intérieur.
La poésie, comme toute forme d’art, est le reflet des valeurs de son temps. De nos jours, elle a tendance à se flétrir et à étendre la part du commun et du trivial. Elle est, de ce fait, considérée par d’aucuns comme étant une poésie "d’entrailles, des pieuvres qu’il faut fuir ou qui vous mangent", pour reprendre l’expression du critique français Jean Cocteau. L’art et la littérature contemporains assouvissent-ils le goût fin et exigeant d’Alain Tasso qui recherche inlassablement le "sensible au bord des syrtes désertes"?
En parcourant aujourd’hui les diverses cultures, il demeure encore des travaux tant littéraires qu’artistiques qui valent la peine d’être vécus, en leur espérant une place privilégiée dans l’intemporel. Jusqu’aux années 1950, on ne publiait généralement que des écrits qui donnaient à voir du nouveau, de l’inédit, des textes denses et intéressants. On avait plaisir à caresser ces ouvrages dans sa bibliothèque avec un regard complice. Aujourd’hui, nous sommes inondés par de nombreux écrits qui se complaisent dans les abréactions diverses, en utilisant un minimum de mots d’une langue donnée ; ce sont ces mêmes mots qu’un grand nombre utilisent. Pour moi l’écriture n’est pas une catharsis. Enrichir la langue et la littérature, c’est bien évidemment savoir jongler dans ce qui nous a été offert par cette même langue, ses mots, ses métaphores. À titre d’exemple, la langue française n’est nullement avare en ce sens : elle porte en elle une richesse inouïe qui offre un grand plaisir de travailler. Malheureusement, il appert que la littérature ait opéré une fracture avec le littéraire et avec la créativité, raison pour laquelle nous sommes submergés par des ouvrages qui, sitôt lus, sitôt rangés dans les oubliettes de l’histoire.
Concernant l’art, la technologie et les tendances artistiques nouvelles laissent peu de place au pinceau et au ciseau, en favorisant ce qu’on appelle les installations, les ready made répétés à l’infini et les vidéos art. Il n’y a aucun problème à accueillir les nouvelles tendances, de nouveaux styles ou "ismes". Seulement, dans de nombreux cas, l’œuvre d’art est devenue une illustration d’une théorie infructueuse qu’on lui crée autour. On n’est plus confronté à une œuvre à part entière, mais on fait face à une banale illustration d’une exégèse qui n’a souvent d’autre sens que l’idée plate suggérée directement.
Une œuvre d’art n’a besoin de rien pour partager avec elle l’expérience du vrai, surtout celle du beau. Depuis quelques décennies déjà, on se complait également avec les excès de zèle qui donnent à voir parfois des travaux nauséabonds, sans aucune révélation. Même les fluides humains sont devenus un atout pour certains, afin de se prouver sur la scène. Le phénomène semblerait irréversible. Les temps changent et l’homme ne peut plus vivre qu’avec ce qui le provoque directement, en s’identifiant dans le dérisoire, sans pour autant généraliser. L’être est devenu embastillé dans son hyper individualisme. Tout cela exige une retenue extrême, une réflexion rigoureuse afin de ne pas sombrer dans la purulence d’un quotidien innommable. Or, pour moi la provocation n’est nullement cela. Elle est une autre manière de tracer dans le monde, de laisser voir afin de révéler le sens du beau, de l’offrir au spectacle de la vie, au cœur même du trésor da la nature. Encore une fois, il existe toujours des œuvres dignes de figurer dans le gros livre d’histoire. Cependant, où allons-nous ?
"Elle exprime l'homme, elle explore les tréfonds de son âme et le traduit, à son insu parfois". C’est ainsi que l’éminent musicologue français et grand expert de Jean-Sébastien Bach, Gilles Cantagrel, définit la musique baroque que vous chérissez particulièrement. En effet, on décèle, au travers de vos écrits, une ardente passion pour la musique savante dite classique, et plus spécialement pour la musique baroque. Votre bibliothèque musicale recense d’ailleurs une panoplie de compositeurs éclectiques baroques et médiévaux, souvent méconnus du grand public. Quel est le secret de cet engouement ?
Permettez-moi de ne pas identifier mes propos dans l’appellation dite savante. La musique classique a ce caractère d’intemporel et d’atemporel qui la place au-dessus de toute image qui ne lui sied pas. On ne pourra jamais vraiment bien la définir, comme pour la poésie, croyez-moi, c’est bien mieux. Cette passion musicale est une constante recherche, afin de découvrir des résonances de plus en plus denses, offrant du nouveau, par des portées chyprées, autres que les œuvres connues et qui nous sont constamment ressassées. Depuis mon plus jeune âge j’ai joué du piano, de la guitare, de l’accordéon, de l’harmonica, de la flûte.
Cet engouement pour la musique a forcé en moi le désir de la recherche. Je suis remonté vers le Moyen âge, l’Ars Nova, et plus loin encore, vers la musique des premiers siècles de notre ère chrétienne, dont on ne connaît les auteurs. En passant bien naturellement par Roland de Lassus, par exemple, ou Josquin des Prés, Hildegarde von Bingen, Guillaume Machaut, Philippe de Vitry et tant d’autres. Tout cela après avoir assimilé les plus célèbres mais pas seulement les plus intéressants comme Buxtehude, Bach, Haendel, Mozart, Beethoven, Schubert, Mahler, Schumann, Tchaïkovsky…, et ensuite Schein, Caresana, Weichlein, Aufschnaiter, Campra, Fiocco, Zelenka, Capricornus, De Victoria, Caldara, Du Grain,… Ma bibliothèque de compacts disques possède des œuvres rares, acquises chez mes disquaires de Vienne, de Salzbourg ou encore de Munich. À titre d’exemple, une transcription des manuscrits du couvent des Minorités de Vienne ou la Matthäus passion de Johann Theile, un trésor de sombre beauté, dans la profondeur de son message tragique.
Par ailleurs, j’ai été particulièrement subjugué par le style contrapuntique, par la musique baroque, surtout le baroque sacré, messes et requiems confondus. Sans oublier les messes à grands effectifs qui éveillent ma curiosité, dont la Salisburgensis de Henrich Ignaz Franz Biber, commandée à l’époque par le prince archevêque de Salzbourg. Mon écoute quotidienne est étoffée par mes nombreux voyages annuels inassouvis, à la découverte des trésors baroques et rococos. J’accours pour assister aux rares concerts baroques, à ceux de Pluhar, de Savall, pour écouter le Collegium Vocale Gent de Herreweghe, aux vêpres du Fener à Istanbul, aux soirées de cori spezzati, c’est-à-dire le style polychoral. À ce propos, l’une de celles qui m’avaient spécialement affecté et marqué est celle consacrée au Miserere d’Allegri, à l’occasion de la réouverture des Bernardins à Paris, il y a une quinzaine d’années, à l’heure de complies.
Diptyque : Encres d'Alain Tasso. © Alain Tasso
Votre discothèque amasse une pléthore de chefs-d’œuvre dits à cordes ravallées, écrits avec scordatura, une technique idiomatique des pays germaniques du XVIIe siècle, dont les Sonates du Rosaire de Heinrich Ignaz Franz Biber (1644-1704,) le Musikalische Ergötzung de Johann Pachelbel (1653-1706), et la Sonate pour flûte et violon BWV 1038 en sol majeur de Jean-Sébastien Bach (1685-1750). Que suscite en vous cette pratique musicale?
La scordatura est pour moi une passion, c’est une modification volontaire de l’accord d’instruments à cordes comme le violon. J’ai découvert cette technique lors d’une soirée de grosse neige, chez des amis à Munich et possède depuis une grande collection de compositeurs de ce genre tels Ignaz Biber, Viviani, Archangelo Corelli, Villsmayr, Lonati… L’écoute de ce genre crée chez moi des émotions indicibles qui s’ensuivent de longs moments d’élévation et d’extase, avec une satisfaction des plus ineffables.
"Quelle serait la pluie d’encre entre les mains du poète?" L'intellectualisme maïeutique du poète Alain Tasso ancre l’esthétique du verbe dans un univers spéculatif qui sublime l’ineffable, à la quête de la quintessence même de l’absolu. Un lyrisme voluptueux, olympien et pourtant envoûtant suinte de sa poésie, et imprègne, de sa sève pérenne, l’ensemble de son œuvre qui propose de rendre "à l’éternité ses constellations". Poète de l’oxymore, ses "mots-silence" défont la perfection monolithique de la langue, et érigent en dogme toute une épopée de silence volubile où la parole courante demeure chaos. Cet hésychasme poétique se pare d’un coloris mystique et prône une recherche riche mais austère de "l’aube nouvelle" où l’Humanité suivrait le chemin d’une nouvelle épiphanie post-moderne. Les poèmes d’Alain Tasso brossent un portrait sans concession de leur créateur qui refuse de plaire pour plaire, dans un monde plus que jamais déshumanisé, à la merci de l’image éphémère dominant l’être, qui cherche une identification dans le dérisoire. Alors que les doctes se complaisent, tant bien que mal, d’abréactions, ce penseur autodidacte intaille ses lettres pour "renvoyer les mots aux sources critiques du verbe". Innovateur d’une part, chantre des valeurs perdues d’autre part, il distille, dans son art, une réflexion rigoureuse qui va à l’encontre de la "purulence d’un quotidien innommable". Il bénéficie d’une place privilégiée dans les bibliothèques les plus prestigieuses, à l’instar de la Bibliothèque nationale autrichienne (au cœur du palais du Hofburg de Vienne), la Bibliothèque royale de Belgique et la Bibliothèque nationale de France, où ses opus sont soigneusement préservés, notamment dans les départements des manuscrits rares et des réserves précieuses.
Votre peinture est désormais monochromatique où le noir règne, votre "noir de lumière", et non le noir-lumière de Pierre Soulages qui vient de nous quitter le 25 octobre pour rejoindre l’outre-monde. Vous avez même voulu pour cette couleur un cours philosophique et esthétique à l’université. Cherchez-vous à illustrer la lumière par l’obscurité, l’optimisme par le pessimisme?
Mon noir va bien au-delà du côté plastique pour s’intéresser au monde, en lui offrant un langage original. Amusez-vous à regarder mes encres, oubliez-les et revenez-y tantôt. Des écritures innovantes parleront à votre sensibilité, à vos autres sensibles. Elles sont lisibles seulement par vos émotions, tant mieux comme cela. Elles vous imposent aussi une épigraphie, certes difficilement accessible au premier abord, je vous l’accorde. Cela à ma plus grande joie puisque j’offre à votre réflexion la liberté de penser, de voir, de revoir, d’entrevoir les possibles, de décortiquer, quelques fois de déconstruire et d’articuler à nouveau. C’est une nourriture par échelles…qui vous place, bien loin de l’accélération de ce monde qui chemine vers une situation incontrôlée et de plus en plus assujettie. Au contraire, je recherche dans mon œuvre une continuelle émancipation de l’homme, à travers ses propres qualités intrinsèques.
Ce même noir est une condensation de toutes les couleurs. Elles sont toutes là, dans la palette du noir. À vous de les découvrir. Je vous redis ce que j’avais énoncé dans l’un de mes écrits: "Et qui veut voir les couleurs, doit d’abord mourir!" Le noir ramène vers l’essentiel: la mort, un cimetière ont ce côté qualifié de noir. Seulement, ne sont-ils pas une leçon de vie, pour entrevoir un meilleur? Il y a donc, dans ces deux exemples, les multiples lumières indicibles, comme des lucioles, mutant en flambeaux pour s’iriser dans l’eau des ciels.
Dans un article publié en septembre 1999 dans le Monde de l’éducation, l’éminent poète français Yves Bonnefoy affirmait que "la poésie peut sauver le monde", en mettant en exergue le concept horacien de l’ut pictura poesis, ce lien inhérent entre l’image et la poésie. Dans un monde déchu en perpétuelle décadence, un monde de consommation directe et d’images éphémères, quel serait aujourd’hui, selon vous, le rôle du poète et de la poésie?
Plus que jamais, on a ce besoin de poésie, l’appétence d’atteindre l’essentiel, dans une époque d’inondations temporaires et futiles. Dans un monde contemporain où le provisoire est voulu comme définitif. J’ai toujours affectionné l’ut pictura poesis, je lui avais d’ailleurs consacré un cours magistral à l’université. On peut regarder un poème digne d’être vécu; après une première lecture, il se transforme alors en un paysage dans le silence de la réflexion et de l’émotion. Dans le même esprit, on peut, par exemple, lire un retable d’un primitif flamand. Ici, de nombreuses lectures sont possibles face à l’admiration suscitée.
Le rôle du poète est de rester à l’écart de cette marche du monde, afin de suspendre le temps, avec une image exceptionnelle qu’il offre à l’émotion, la contemplation et ensuite la réflexion. C’est dans le blanc des pages que va s’effectuer d’abord ce travail, pour atteindre ensuite la sensibilité du lecteur de bonne volonté; un voyage de l’authentique séjour dans l’image, l’idée qu’elle suscite, vers l’interprétation profonde de celui-là même, rehaussé spirituellement par la lecture et ses radicelles. Dans toute image digne d’être vécue, il y a le surgissement d’un arrière fond voué à la recherche et encore une fois à l’émotion, afin de tendre vers une connaissance donnée, la satisfaction, l’ataraxie…
Malgré cette époque qui, semble-t-il n’est plus propice à la poésie, vu la technologie, le commerce des mots et le ravage d’un monde grégaire, la poésie résiste, avec quelque espérance, en remuant la liberté de chacun au-delà de vaines formes, pour atteindre en profondeur et susciter un bouleversement intérieur.
La poésie, comme toute forme d’art, est le reflet des valeurs de son temps. De nos jours, elle a tendance à se flétrir et à étendre la part du commun et du trivial. Elle est, de ce fait, considérée par d’aucuns comme étant une poésie "d’entrailles, des pieuvres qu’il faut fuir ou qui vous mangent", pour reprendre l’expression du critique français Jean Cocteau. L’art et la littérature contemporains assouvissent-ils le goût fin et exigeant d’Alain Tasso qui recherche inlassablement le "sensible au bord des syrtes désertes"?
En parcourant aujourd’hui les diverses cultures, il demeure encore des travaux tant littéraires qu’artistiques qui valent la peine d’être vécus, en leur espérant une place privilégiée dans l’intemporel. Jusqu’aux années 1950, on ne publiait généralement que des écrits qui donnaient à voir du nouveau, de l’inédit, des textes denses et intéressants. On avait plaisir à caresser ces ouvrages dans sa bibliothèque avec un regard complice. Aujourd’hui, nous sommes inondés par de nombreux écrits qui se complaisent dans les abréactions diverses, en utilisant un minimum de mots d’une langue donnée ; ce sont ces mêmes mots qu’un grand nombre utilisent. Pour moi l’écriture n’est pas une catharsis. Enrichir la langue et la littérature, c’est bien évidemment savoir jongler dans ce qui nous a été offert par cette même langue, ses mots, ses métaphores. À titre d’exemple, la langue française n’est nullement avare en ce sens : elle porte en elle une richesse inouïe qui offre un grand plaisir de travailler. Malheureusement, il appert que la littérature ait opéré une fracture avec le littéraire et avec la créativité, raison pour laquelle nous sommes submergés par des ouvrages qui, sitôt lus, sitôt rangés dans les oubliettes de l’histoire.
Concernant l’art, la technologie et les tendances artistiques nouvelles laissent peu de place au pinceau et au ciseau, en favorisant ce qu’on appelle les installations, les ready made répétés à l’infini et les vidéos art. Il n’y a aucun problème à accueillir les nouvelles tendances, de nouveaux styles ou "ismes". Seulement, dans de nombreux cas, l’œuvre d’art est devenue une illustration d’une théorie infructueuse qu’on lui crée autour. On n’est plus confronté à une œuvre à part entière, mais on fait face à une banale illustration d’une exégèse qui n’a souvent d’autre sens que l’idée plate suggérée directement.
Une œuvre d’art n’a besoin de rien pour partager avec elle l’expérience du vrai, surtout celle du beau. Depuis quelques décennies déjà, on se complait également avec les excès de zèle qui donnent à voir parfois des travaux nauséabonds, sans aucune révélation. Même les fluides humains sont devenus un atout pour certains, afin de se prouver sur la scène. Le phénomène semblerait irréversible. Les temps changent et l’homme ne peut plus vivre qu’avec ce qui le provoque directement, en s’identifiant dans le dérisoire, sans pour autant généraliser. L’être est devenu embastillé dans son hyper individualisme. Tout cela exige une retenue extrême, une réflexion rigoureuse afin de ne pas sombrer dans la purulence d’un quotidien innommable. Or, pour moi la provocation n’est nullement cela. Elle est une autre manière de tracer dans le monde, de laisser voir afin de révéler le sens du beau, de l’offrir au spectacle de la vie, au cœur même du trésor da la nature. Encore une fois, il existe toujours des œuvres dignes de figurer dans le gros livre d’histoire. Cependant, où allons-nous ?
"Elle exprime l'homme, elle explore les tréfonds de son âme et le traduit, à son insu parfois". C’est ainsi que l’éminent musicologue français et grand expert de Jean-Sébastien Bach, Gilles Cantagrel, définit la musique baroque que vous chérissez particulièrement. En effet, on décèle, au travers de vos écrits, une ardente passion pour la musique savante dite classique, et plus spécialement pour la musique baroque. Votre bibliothèque musicale recense d’ailleurs une panoplie de compositeurs éclectiques baroques et médiévaux, souvent méconnus du grand public. Quel est le secret de cet engouement ?
Permettez-moi de ne pas identifier mes propos dans l’appellation dite savante. La musique classique a ce caractère d’intemporel et d’atemporel qui la place au-dessus de toute image qui ne lui sied pas. On ne pourra jamais vraiment bien la définir, comme pour la poésie, croyez-moi, c’est bien mieux. Cette passion musicale est une constante recherche, afin de découvrir des résonances de plus en plus denses, offrant du nouveau, par des portées chyprées, autres que les œuvres connues et qui nous sont constamment ressassées. Depuis mon plus jeune âge j’ai joué du piano, de la guitare, de l’accordéon, de l’harmonica, de la flûte.
Cet engouement pour la musique a forcé en moi le désir de la recherche. Je suis remonté vers le Moyen âge, l’Ars Nova, et plus loin encore, vers la musique des premiers siècles de notre ère chrétienne, dont on ne connaît les auteurs. En passant bien naturellement par Roland de Lassus, par exemple, ou Josquin des Prés, Hildegarde von Bingen, Guillaume Machaut, Philippe de Vitry et tant d’autres. Tout cela après avoir assimilé les plus célèbres mais pas seulement les plus intéressants comme Buxtehude, Bach, Haendel, Mozart, Beethoven, Schubert, Mahler, Schumann, Tchaïkovsky…, et ensuite Schein, Caresana, Weichlein, Aufschnaiter, Campra, Fiocco, Zelenka, Capricornus, De Victoria, Caldara, Du Grain,… Ma bibliothèque de compacts disques possède des œuvres rares, acquises chez mes disquaires de Vienne, de Salzbourg ou encore de Munich. À titre d’exemple, une transcription des manuscrits du couvent des Minorités de Vienne ou la Matthäus passion de Johann Theile, un trésor de sombre beauté, dans la profondeur de son message tragique.
Par ailleurs, j’ai été particulièrement subjugué par le style contrapuntique, par la musique baroque, surtout le baroque sacré, messes et requiems confondus. Sans oublier les messes à grands effectifs qui éveillent ma curiosité, dont la Salisburgensis de Henrich Ignaz Franz Biber, commandée à l’époque par le prince archevêque de Salzbourg. Mon écoute quotidienne est étoffée par mes nombreux voyages annuels inassouvis, à la découverte des trésors baroques et rococos. J’accours pour assister aux rares concerts baroques, à ceux de Pluhar, de Savall, pour écouter le Collegium Vocale Gent de Herreweghe, aux vêpres du Fener à Istanbul, aux soirées de cori spezzati, c’est-à-dire le style polychoral. À ce propos, l’une de celles qui m’avaient spécialement affecté et marqué est celle consacrée au Miserere d’Allegri, à l’occasion de la réouverture des Bernardins à Paris, il y a une quinzaine d’années, à l’heure de complies.
Diptyque : Encres d'Alain Tasso. © Alain Tasso
Votre discothèque amasse une pléthore de chefs-d’œuvre dits à cordes ravallées, écrits avec scordatura, une technique idiomatique des pays germaniques du XVIIe siècle, dont les Sonates du Rosaire de Heinrich Ignaz Franz Biber (1644-1704,) le Musikalische Ergötzung de Johann Pachelbel (1653-1706), et la Sonate pour flûte et violon BWV 1038 en sol majeur de Jean-Sébastien Bach (1685-1750). Que suscite en vous cette pratique musicale?
La scordatura est pour moi une passion, c’est une modification volontaire de l’accord d’instruments à cordes comme le violon. J’ai découvert cette technique lors d’une soirée de grosse neige, chez des amis à Munich et possède depuis une grande collection de compositeurs de ce genre tels Ignaz Biber, Viviani, Archangelo Corelli, Villsmayr, Lonati… L’écoute de ce genre crée chez moi des émotions indicibles qui s’ensuivent de longs moments d’élévation et d’extase, avec une satisfaction des plus ineffables.
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