Les caïds
Je me tiens au coin de la rue comme un zozo. J’ai quatorze ans. J’émule ceux qui en ont vingt. Ils se rasent la barbe. Moi, de haut de ma puberté, je rase les murs râpeux de ma vie. J’ai manqué le premier rendez-vous avec mon suicide. Je suis fragile. Je suis toujours à deux pas de faire le saut. Mes parents pointent du doigt mon immaturité, laissant ma dépression maladive grignoter à saut de puce mon être. Je me fais tout petit quoique je dépasse de deux têtes les caïds du quartier dont les bras entourent mes épaules. Protection assurée. Je suis désormais un des leurs. Une huile sur qui ils peuvent compter pour huiler la machination de leur terreur. Je dépose mon cul sur le banc d’une école privée alors qu’eux, ils n’ont pas le cul sorti des ronces. Je ne me sens pas privilégié.

Je les asperge de connaissance académique. Ils me rient au nez. À froid, j’ai compris l’expression: jeter des perles aux pourceaux. Mon langage n’est plus châtié. Il est truffé d’injures, de persiflages, de railleries et de sarcasmes. Il se déploie à la sortie des étudiantes de l’école dont on surveille l’arrivée sur les braises ardentes. Les livres sanglés pressés contre leurs poitrines naissantes.

L’uniforme scolaire sans un pli. Les chaussettes d’une blancheur aveuglante. Les chaussures si bien cirées qu’on s’en mire. La chemise blanche boutonnée jusqu’au ras-de-cou. Étouffement de la parole. La jupe écossaise dont je comptais les plis pour aboutir à sa forteresse dont le pont-levis ne baissera qu’à sa nuit de noce. Les caïds les interpellaient en gigotant leurs parties intimes.


Certaines riaient sous cape. D’autres nous défiaient du regard. «Regarde ce que je te réserve, leur lançait alors le chef.» Chaque samedi après-midi, on s’adossait contre le mur de crainte qu’il s’effondre. On jouait à pile ou face sur qui jettera son dévolu sur quelle écolière. Habib, court de pattes, musculeux à tout va dont la physionomie s’approchait de celle d’un batracien, garait sa Datsun orange qu’il considérait comme une extension de son pénis au coin de la rue. Il attendait sa dulcinée, lui le Don Quichotte de la désillusion. Il bombait son torse à sa vue. Ses dents avariées esquissaient un sourire qui faisait changer le trajet de l’écolière élue par ses fantasmes. J’ignorais quoi faire de mes dix doigts. Je ne savais quelle attitude adopter. Je n’étais pas seulement en âge de marcher, mais de fuir surtout. Ce que je ne fis pas. L’ensemble de mon éducation parentale finit dès lors en quenouille. Je voulais déroger à la bien-pensance parentale. La fouler aux pieds.

L’égruger comme fut la vie de mon père orphelin de père quand il était abandonné par sa mère. Être accueilli chez moi comme un chien dans un jeu de quille. Que ma réputation de voyou soit faite comme la volonté de Jésus d’être Fils de Dieu. Être tancé par mon père. Qu’il me remonte les bretelles. Qu’il me chapitre. Qu’il me prive d’argent de poche. Qu’il me traite de racaille. Que ma mère dise un mot, elle qui ne dit jamais rien, sinon «le repas est servi».
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