Le franbanais, cette façon unique des Libanais à parler la langue française est née d’un mélange de cultures et de la friction, notamment durant le mandat français, entre la langue française et le dialecte local. Il consiste à traduire littéralement en français un processus de pensée purement libanais.
«Je monte en haut», «qu’est-ce qu’il y a, qu’il n’y a pas?», «son oignon est brûlé», «vous avez de la neige?»… autant d’expressions farfelues, voire dénuées de tout sens, pour un Français de pure souche. Et pourtant, pour les Libanais, elles sont tout à fait compréhensibles. Surnommée franbanais, cette façon de parler de certains Libanais constitue un véritable phénomène de langue. Elle consiste à traduire littéralement en français un processus de pensée purement libanais.
Mais pour mieux comprendre l’origine de ce langage et sa relation avec l’identité, un petit aperçu historique s’impose. La France a longtemps été présente au Liban. Au XIXᵉ siècle, plusieurs missions catholiques francophones y ont établi des écoles. Jésuites, lazaristes, sœurs des Saints-Cœurs et autres ont ainsi construit des écoles, notamment dans la montagne libanaise à forte prédominance chrétienne et druze. Avec la chute de l’Empire ottoman, le Liban s’est retrouvé sous mandat français suite aux accords Sykes-Picot (1916), qui avaient prévu le découpage du Proche-Orient. Par ailleurs, depuis le début du XXᵉ siècle, les établissements scolaires laïcs français se sont installés au Liban, comme le Grand Lycée franco-libanais, établi à Beyrouth, en 1909. Ces missions laïques françaises feront partie des écoles les plus prestigieuses du pays. À cela s’ajoutent les différentes universités qui enseignent en français, telles que l’Université Saint-Joseph.
La présence française au Liban va permettre, avec la création du Grand-Liban en 1920, d’étendre l’enseignement du français dans les secteurs public et privé. Parallèlement, la langue française s’est imposée comme langue nationale avec l’arabe (article 11 de la Constitution libanaise de 1926). Langue de Molière et des Lumières, le français représentait la langue du progrès et de la modernité au Liban, qui se défaisait de l’emprise ottomane et tendait vers l'indépendance. La maîtriser garantissait ainsi une ascension sociale et professionnelle.
Identité et langue
Le franbanais va alors naître de ce mélange de cultures et de la friction entre la langue française et le dialecte libanais. Pour la linguiste Sana Richa, le franbanais «n’est pas un terme linguistique, mais une sorte de jargon familier qui désigne toutes les formes qui résultent du contact de l’arabe libanais et du français». Elle précise cependant que «la linguistique est à l’écoute» des usages, et que «tout usage est considéré comme légitime».
Sana Richa souligne ainsi que le franbanais ne constitue pas une nouvelle langue. «C’est l’affirmation d’une individualité dans l’usage de la langue, observe-t-elle. Toutes les langues s’adaptent à l’usage selon les nouveaux besoins de communication. La finalité ultime de la langue étant la communication, tout est permis s’il apporte du sens.» Elle ajoute: «La langue est un système de signe régi par des règles précises. Le franbanais se situe au niveau de la langue parlée donc orale.»
Pourtant, on retrouve certaines expressions proprement libanaises dans la littérature libanaise francophone. «Preuve d’originalité, leur emploi représente un moyen d’affirmer son identité libanaise», selon une professeure de l’Université libanaise ayant requis l’anonymat. En effet, «par souci de réalisme, les écrivains libanais recréent la couleur locale», estime-t-elle. C’est le cas d’Alexandre Najjar dans Le roman de Beyrouth (2005), de Zeina Abi Rached dans Le jeu des hirondelles (2007), ou encore de Ezza Agha Malak dans Mariée à Paris répudiée à Beyrouth (2009).
Le franbanais est donc un enrichissement, une manière de se distinguer dans une culture universelle, «mais il n’a sa place que dans la littérature», poursuit la professeure. L’usage de ce mode d’expression est en quelque sorte rendu légitime lorsqu’il se manifeste en littérature, mais parler le franbanais serait une aberration de la langue française pour certains puristes.
Origines du franbanais
Étant les premiers à avoir accès à l’éducation et à reconnaître l’importance d’apprendre des langues étrangères, les chrétiens du Liban ont été pour quelque temps plus éduqués que le reste des Libanais et ont cherché à conserver ce privilège. L’usage du français est en partie expliqué par la crainte des chrétiens de se voir assimilés, voire annihilés, dans un Moyen-Orient dominé par l’islam. Ce qui justifie leur attachement au français au point d’en faire leur langue devant l’arabe. Historiquement, s’exprimer en français devient une manière de se distinguer au niveau identitaire. Les chrétiens ont inconsciemment peur de l’arabe, car c’est une langue «hégémonique», défendue par 1,3 milliard de croyants dont le référent immuable est le Coran. Il en résulte une certaine volonté de se démarquer des autres communautés, également par sens de l’orgueil. «Nous sommes plus développés que vous», semble dire cet usage incongru du français, surtout quand il est parlé devant des concitoyens qui ne maîtrisent pas la langue.
L’essor urbain et la forte scolarisation au XXᵉ siècle va toutefois étendre l’apprentissage du français à tout le territoire. Des écrivains francophones et francophiles toutes communautés confondues vont émerger, tels que George Schéhadé (grec-orthodoxe), Salah Stétié (sunnite) et Nadia Tuéni (druze).
Le franbanais et la psychanalyse
Il n’en reste pas moins que d’aucuns estiment que le franbanais serait un indice révélateur d’un complexe d’infériorité. Tel est le cas du psychiatre Mounir Chamoun qui avait conduit de nombreuses recherches sur les aspects psychologiques du bilinguisme. Il avait expliqué que le fait de vouloir à tout prix s’assimiler à une langue considérée «supérieure» trahit l’attitude de certains Libanais par rapport aux langues. Ce phénomène relèverait d’une sorte de «psychose collective». En effet, le Libanais parle toutes les langues sauf la sienne, sans en parler aucune correctement. Il cherche imperturbablement à tenir les apparences et à sauver la face. On cherche des repères à l’extérieur, on s’assimile à l’autre, car dans une certaine mesure, l’identité libanaise serait fragmentée.
Pour le psychiatre et psychanalyste Adel Akl, le franbanais prend à l’assaut l’inconscient d’une partie de la population libanaise qui chercherait à se démarquer de ces concitoyens en affirmant un niveau culturel plus élevé. Ce serait le reflet d’une réalité psychique individuelle devenue un véritable phénomène de société. Le passage de la France comme pays mandataire porteur des Lumières a eu un impact considérable sur la population libanaise. Ceux qui connaissaient la langue de «l’envahisseur» garantissaient une meilleure ascension sociale.
D’autre part, le prestige et le raffinement qui caractérisent la langue française ont également contribué à l’ériger au statut de langue «supérieure», et ce face à l’arabe. Pour le Dr Akl, l’usage du franbanais serait surtout une façon de présenter une certaine notoriété ou savoir. Une façon de se surélever et de montrer qu’on connaît la langue de l’autre qui représenterait une certaine forme de domination.
Cette manière de se démarquer de l’autre ou de s’opposer à lui relèverait de la nature humaine la plus profonde. En effet depuis toujours les êtres humains cherchent à se faire valoir et à susciter l’admiration tout en s’affirmant dans une identité singulière.
Ahmadou Kourouma, écrivain ivoirien, avait écrit: «Écrire en français en continuant à penser dans sa langue maternelle ne construit pas seulement une case maternelle à l’écrivain dans la francophonie; il permet de réaliser une francophonie ouverte, une francophonie multiculturelle qui peut rassembler des peuples égaux qui considéreront en définitive le français comme un bien commun.»
Parlée par plus de 250 millions de personnes dans le monde, la langue française subit l’influence des populations hors de France et s’imprègne de différents accents et des diverses cultures. Le français, en tant que langue ouverte, sert à traduire la vision du monde de ses locuteurs, leur permettant de communiquer au-delà des frontières. Dans cette perspective, le franbanais demeure une expression francophone proprement libanaise qui contribue à l’évolution de la langue et à propager ses différentes couleurs et individualités.
«Je monte en haut», «qu’est-ce qu’il y a, qu’il n’y a pas?», «son oignon est brûlé», «vous avez de la neige?»… autant d’expressions farfelues, voire dénuées de tout sens, pour un Français de pure souche. Et pourtant, pour les Libanais, elles sont tout à fait compréhensibles. Surnommée franbanais, cette façon de parler de certains Libanais constitue un véritable phénomène de langue. Elle consiste à traduire littéralement en français un processus de pensée purement libanais.
Mais pour mieux comprendre l’origine de ce langage et sa relation avec l’identité, un petit aperçu historique s’impose. La France a longtemps été présente au Liban. Au XIXᵉ siècle, plusieurs missions catholiques francophones y ont établi des écoles. Jésuites, lazaristes, sœurs des Saints-Cœurs et autres ont ainsi construit des écoles, notamment dans la montagne libanaise à forte prédominance chrétienne et druze. Avec la chute de l’Empire ottoman, le Liban s’est retrouvé sous mandat français suite aux accords Sykes-Picot (1916), qui avaient prévu le découpage du Proche-Orient. Par ailleurs, depuis le début du XXᵉ siècle, les établissements scolaires laïcs français se sont installés au Liban, comme le Grand Lycée franco-libanais, établi à Beyrouth, en 1909. Ces missions laïques françaises feront partie des écoles les plus prestigieuses du pays. À cela s’ajoutent les différentes universités qui enseignent en français, telles que l’Université Saint-Joseph.
La présence française au Liban va permettre, avec la création du Grand-Liban en 1920, d’étendre l’enseignement du français dans les secteurs public et privé. Parallèlement, la langue française s’est imposée comme langue nationale avec l’arabe (article 11 de la Constitution libanaise de 1926). Langue de Molière et des Lumières, le français représentait la langue du progrès et de la modernité au Liban, qui se défaisait de l’emprise ottomane et tendait vers l'indépendance. La maîtriser garantissait ainsi une ascension sociale et professionnelle.
Identité et langue
Le franbanais va alors naître de ce mélange de cultures et de la friction entre la langue française et le dialecte libanais. Pour la linguiste Sana Richa, le franbanais «n’est pas un terme linguistique, mais une sorte de jargon familier qui désigne toutes les formes qui résultent du contact de l’arabe libanais et du français». Elle précise cependant que «la linguistique est à l’écoute» des usages, et que «tout usage est considéré comme légitime».
Sana Richa souligne ainsi que le franbanais ne constitue pas une nouvelle langue. «C’est l’affirmation d’une individualité dans l’usage de la langue, observe-t-elle. Toutes les langues s’adaptent à l’usage selon les nouveaux besoins de communication. La finalité ultime de la langue étant la communication, tout est permis s’il apporte du sens.» Elle ajoute: «La langue est un système de signe régi par des règles précises. Le franbanais se situe au niveau de la langue parlée donc orale.»
Pourtant, on retrouve certaines expressions proprement libanaises dans la littérature libanaise francophone. «Preuve d’originalité, leur emploi représente un moyen d’affirmer son identité libanaise», selon une professeure de l’Université libanaise ayant requis l’anonymat. En effet, «par souci de réalisme, les écrivains libanais recréent la couleur locale», estime-t-elle. C’est le cas d’Alexandre Najjar dans Le roman de Beyrouth (2005), de Zeina Abi Rached dans Le jeu des hirondelles (2007), ou encore de Ezza Agha Malak dans Mariée à Paris répudiée à Beyrouth (2009).
Le franbanais est donc un enrichissement, une manière de se distinguer dans une culture universelle, «mais il n’a sa place que dans la littérature», poursuit la professeure. L’usage de ce mode d’expression est en quelque sorte rendu légitime lorsqu’il se manifeste en littérature, mais parler le franbanais serait une aberration de la langue française pour certains puristes.
Origines du franbanais
Étant les premiers à avoir accès à l’éducation et à reconnaître l’importance d’apprendre des langues étrangères, les chrétiens du Liban ont été pour quelque temps plus éduqués que le reste des Libanais et ont cherché à conserver ce privilège. L’usage du français est en partie expliqué par la crainte des chrétiens de se voir assimilés, voire annihilés, dans un Moyen-Orient dominé par l’islam. Ce qui justifie leur attachement au français au point d’en faire leur langue devant l’arabe. Historiquement, s’exprimer en français devient une manière de se distinguer au niveau identitaire. Les chrétiens ont inconsciemment peur de l’arabe, car c’est une langue «hégémonique», défendue par 1,3 milliard de croyants dont le référent immuable est le Coran. Il en résulte une certaine volonté de se démarquer des autres communautés, également par sens de l’orgueil. «Nous sommes plus développés que vous», semble dire cet usage incongru du français, surtout quand il est parlé devant des concitoyens qui ne maîtrisent pas la langue.
L’essor urbain et la forte scolarisation au XXᵉ siècle va toutefois étendre l’apprentissage du français à tout le territoire. Des écrivains francophones et francophiles toutes communautés confondues vont émerger, tels que George Schéhadé (grec-orthodoxe), Salah Stétié (sunnite) et Nadia Tuéni (druze).
Le franbanais et la psychanalyse
Il n’en reste pas moins que d’aucuns estiment que le franbanais serait un indice révélateur d’un complexe d’infériorité. Tel est le cas du psychiatre Mounir Chamoun qui avait conduit de nombreuses recherches sur les aspects psychologiques du bilinguisme. Il avait expliqué que le fait de vouloir à tout prix s’assimiler à une langue considérée «supérieure» trahit l’attitude de certains Libanais par rapport aux langues. Ce phénomène relèverait d’une sorte de «psychose collective». En effet, le Libanais parle toutes les langues sauf la sienne, sans en parler aucune correctement. Il cherche imperturbablement à tenir les apparences et à sauver la face. On cherche des repères à l’extérieur, on s’assimile à l’autre, car dans une certaine mesure, l’identité libanaise serait fragmentée.
Pour le psychiatre et psychanalyste Adel Akl, le franbanais prend à l’assaut l’inconscient d’une partie de la population libanaise qui chercherait à se démarquer de ces concitoyens en affirmant un niveau culturel plus élevé. Ce serait le reflet d’une réalité psychique individuelle devenue un véritable phénomène de société. Le passage de la France comme pays mandataire porteur des Lumières a eu un impact considérable sur la population libanaise. Ceux qui connaissaient la langue de «l’envahisseur» garantissaient une meilleure ascension sociale.
D’autre part, le prestige et le raffinement qui caractérisent la langue française ont également contribué à l’ériger au statut de langue «supérieure», et ce face à l’arabe. Pour le Dr Akl, l’usage du franbanais serait surtout une façon de présenter une certaine notoriété ou savoir. Une façon de se surélever et de montrer qu’on connaît la langue de l’autre qui représenterait une certaine forme de domination.
Cette manière de se démarquer de l’autre ou de s’opposer à lui relèverait de la nature humaine la plus profonde. En effet depuis toujours les êtres humains cherchent à se faire valoir et à susciter l’admiration tout en s’affirmant dans une identité singulière.
Ahmadou Kourouma, écrivain ivoirien, avait écrit: «Écrire en français en continuant à penser dans sa langue maternelle ne construit pas seulement une case maternelle à l’écrivain dans la francophonie; il permet de réaliser une francophonie ouverte, une francophonie multiculturelle qui peut rassembler des peuples égaux qui considéreront en définitive le français comme un bien commun.»
Parlée par plus de 250 millions de personnes dans le monde, la langue française subit l’influence des populations hors de France et s’imprègne de différents accents et des diverses cultures. Le français, en tant que langue ouverte, sert à traduire la vision du monde de ses locuteurs, leur permettant de communiquer au-delà des frontières. Dans cette perspective, le franbanais demeure une expression francophone proprement libanaise qui contribue à l’évolution de la langue et à propager ses différentes couleurs et individualités.
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