Wadih Sabra: Un timbre qui ne colle pas?
La Banque BEMO a accueilli, le 8 décembre dernier, la cérémonie de remise d'un timbre postal en l'honneur de Wadih Sabra, émis le 19 novembre par LibanPost, ainsi qu’un dépliant spécial, en édition limitée, renfermant les deux timbres des créateurs de l’Hymne national libanais, à la famille du musicien. A cette occasion, Ici Beyrouth revient sur les moments clés du parcours controversé de ce compositeur.

«La musique est un art du temps», dixit Igor Stravinsky, l'instigateur du néoclassicisme musical des années 1920. Ce temps, aussi moqueur qu’impitoyable, ne se lasse pas d'annihiler des pages de l’Histoire et d'estomper, par la brume de l'éternel oubli, une myriade de compositeurs d’œuvres mineures, parfois dénuées de cohérence musicale, que la postérité se hâte d’oublier. Pour d’aucuns, Wadih (ou Wadia, comme le compositeur l’écrivait lui-même) Sabra fait partie de cette gamme alors que, pour d’autres, il incarne le sens même de l’innovation et du dialogue des cultures. Quoiqu’il en soit, ce pionnier de l’occidentalisation musicale du Grand-Liban, qui se proclamait ardent avocat de la «modernisation» alla franga de la musique levantine, n'est reconnu, depuis sa mort en 1952 et bien avant d'ailleurs, qu'en tant que compositeur de l’Hymne national libanais (1925), sa seule et unique œuvre musicale qui semble avoir résisté à l'épreuve du temps et avoir fait l’unanimité (ou presque) des experts, et ce, aux côtés de la fondation du Conservatoire national de musique du Liban.

Le portrait perdu de Wadih Sabra par Omar Onsi, dernièrement vu au début de la guerre dite civile, dans les locaux du Conservatoire national libanais à Zokak el-Blat (Collection du Centre du patrimoine musical libanais)

Un devoir national 
Cette année, à l’occasion du 76e anniversaire de l'Indépendance du Liban, LibanPost a voulu honorer la mémoire de Wadih Sabra et celle de Rachid Nakhlé, en tant que respectivement le compositeur et l’auteur du texte de l’Hymne national libanais, en émettant un timbre à l’effigie de chacun. Le baryton libanais Fady Jeanbart, instigateur principal de ce projet, retrace pour Ici Beyrouth les circonstances de cet hommage: «Comme de coutume, LibanPost émet un nouveau timbre pour l’Indépendance. Cette année, son choix s’est porté sur les créateurs de l’Hymne national libanais. Du coup, Maya Misk, l’héritière de Wadih Sabra, m’a mis en contact avec Khalil Chbeir, le représentant philatélique de LibanPost afin de mener à bien ce devoir national.» Par ailleurs, il convient de rappeler que Jeanbart avait publié, en août dernier, deux opus renfermant des partitions du fondateur du conservatoire libanais, le fruit de deux ans de recherche, d’édition et d’«exhumation», comme il aime à le répéter. Selon lui, le but de ce travail était de retracer une partie de l'histoire culturelle de ce pays qui a «injustement» été oubliée: «Il s’agit d'un chaînon manquant de la maille de l'évolution de la musique au Liban, qu’on le veuille ou pas», lance-t-il à brûle-pourpoint.

Couverture de la partition officielle de l'Hymne national libanais (Collection du Centre du patrimoine musical libanais)

Un patriote ou un collaborateur?
Patriote pour les uns, collaborateur avec les autorités coloniales (ottomanes puis françaises) pour les autres, Wadih Sabra manifestait un engouement pour la composition et l’orchestration d’hymnes et de marches nationaux. Selon Fady Jeanbart qui a effectué des recherches approfondies sur les différents hymnes conçus par Sabra, ce dernier aurait composé cinq mélodies pour les Ottomans dont l’une a remporté le fameux concours de 1908 pour la sélection de l’Hymne national ottoman. Wadih Sabra fut ainsi loué par Le Figaro qui, dans son numéro du 7 janvier 1909, atteste que sa composition «se recommande par son allure entraînante, propre à électriser les foules, et par le beau souffle patriotique qui l’inspire», et « rappelle de ce point de vue notre Marseillaise, bien qu’elle accuse un caractère plus guerrier que le chant de Rouget de Lisle».

Armé d’un excès de zèle, le compositeur officiel de la Sublime Porte (et chef de l’orchestre de la gendarmerie ottomane de Beyrouth au temps de la répression militaire de la résistance libanaise au cours de la Grande Guerre) se hâta, quelques années plus tard, en 1925, de participer au concours lancé par le gouverneur français Léon Cayla, pour la sélection d’un hymne national libanais qui fait l’unanimité, étant donné que celui composé par Béchara Ferzan sur des paroles du père Maroun Ghosn, et adopté par le Grand Liban en 1920, était controversé. Le jury en charge de cette «mission nationale», comptait dans ses rangs une pléthore de musiciens et d’intellectuels dont le père Boulos al-Achkar, le père Xavier Maurice Collangettes, le compositeur Alexis Kouguell, le poète Ahmad al-Tannir et le peintre Georges Corm. Plusieurs compositeurs, dont l’archonte protopsalte tripolitain Mitri al-Murr, participèrent à cette compétition, mais c'est finalement la mélodie entamée par l'illustre quarte juste, de Wadih Sabra, qui remporta la compétition. Son hymne, composé sur des paroles de Rachid Nakhlé, fut ainsi adopté par la République libanaise, placée sous mandat français, par un décret daté du 12 juillet 1927.

De même en est-il pour la fondation du conservatoire, qui commença par l’obtention, par Sabra en 1910, d’un décret du sultan ottoman Abdülhamid II pour l’ouverture de son école de musique (au sein de l’école des arts et métiers ottomane beyrouthine Al-Sanayeh), et se poursuivit par l’accréditation de cette école par les autorités françaises, en 1925, sous le nom d’École nationale de musique, qui est rebaptisée Conservatoire national libanais de musique par les autorités françaises en 1929, conservatoire qui sera présidé par Sabra jusqu’à sa mort.


Couverture de la partition officielle de l'Hymne national ottoman (Collection du Centre du patrimoine musical libanais)

Une interculturalité ou une déculturation musicale?
Les écrits musicologiques et historiques sont nombreux sur les traditions musicales du Levant à l’époque de la Nahda ou «renaissance culturelle arabe», notamment, ceux des professeurs Nidaa Abou Mrad et Frédéric Lagrange qui qualifient le courant musical de la renaissance endogène (selon le lexique du professeur Albert Hourani) qui est apparu à la fin du XIXe siècle, en Égypte et au Levant, de musique savante ou d’art, s’agissant d’une pratique musicale artistique très sophistiquée qui est restée fidèle à la grammaire monodique modale commune du Machrek. Les musicologues et ethnomusicologues français emploient cette expression de «musique savante», dans les contextes extraeuropéens pour catégoriser les traditions musicales à développement artistique et dont la théorie est écrite; les travaux des professeurs Jean During et Bernard Lortat-Jacob, entre autres, en font ingénieusement le point. Or, toutes les traditions musicales du Machrek, qu’elles soient religieuses ou profanes, artistiques ou populaires, de langue arabe ou de langues syriaque, grecque, copte ou arménienne, reposent sur un système modal dont les échelles intègrent l’important intervalle de seconde moyenne ou neutre, à trois-quarts de ton, en même temps qu’elles pratiquent une interprétation faisant la part à une improvisation régulée par la grammaire modale générative.

Le Liban a connu un vrai développement de sa musique d’art monodique modale profane au début du XXe siècle, grâce à d’éminents musiciens libanais, tels que Muhyiddîn Baayoun, Farjallah Bayda et Mitri al-Murr. Mais ce processus s’est heurté précisément aux velléités d’occidentalisation favorisées par le Mandat français. Dans cette perspective, il est difficile de qualifier de «musique savante» les fruits d’une occidentalisation des traditions musicales du Levant, lorsque cette occidentalisation va dans le sens de l’annihilation des caractères fondamentaux de ces traditions (intervalles mélodiques spécifiques et improvisation), en conséquence d’une harmonisation incompatible avec ces intervalles et de la fixation de l’interprétation des monodies modales que prône le courant représenté par Sabra et soutenu par les autorités françaises républicaines, tout en sachant que les musicologues français orientalistes religieux se trouvant en mission au Liban à cette époque, comme les pères jésuites Louis Ronzevalle et Xavier Maurice Collangettes, et le moine bénédictin Dom Jean Parisot, prônaient la protection et le développement des traditions musicales du Levant dans le respect de leurs normes authentiques.

Sabra n’a donc pas créé une «musique savante libanaise» (comme se plaît à la désigner la musicographe Zeina Saleh Kayali), mais il a composé une musique savante occidentale relevant de l’exotisme orientaliste musical européen de l’époque. Le problème est que ce modèle acculturé s'est développé au détriment des pratiques musicales traditionnelles authentiques du Levant, dynamique soutenue par le Mandat français et une frange de l’élite beyrouthine de l’époque. L’imposition de ce modèle au sein d’un conservatoire national de musique voué à l’enseignement de la musique européenne classique et de cette nouvelle musique libanaise occidentalisée ne pouvait qu’aboutir à la privation de la jeunesse libanaise formée dans cette institution, de toute relation avec son patrimoine musical d’origine. Il convient de noter néanmoins que les œuvres de Sabra, hormis Koullouna lil watan, sont restées inconnues d’un public autre que les quelques résidents européens et bourgeois beyrouthins qui ont assisté à ses concerts élitistes, aucun enregistrement n’en ayant été réalisé de son vivant, alors qu’il avait le support des pouvoirs ottomans puis français.

Il est donc important, à l’occasion de cet hommage, d’éviter de surdimensionner la figure de Wadih Sabra et d’en faire le fondateur méconnu de la musique savante libanaise et le réhabilitateur incompris d’une «musique arabe tombée en décadence, faute de science». Il est en fait probable que les tribulations de ce compositeur libano-occidental proche des pouvoirs, se déclarant théoricien de la musique arabe, soient la conséquence précisément de son faible degré de connaissance des traditions musicales du Machrek et des méthodologies scientifiques propres à la musicologie moderne. C’est ce qui transparaît de sa participation malheureuse (en tant que délégué du Liban, missionné par le Mandat français) au Congrès de musique arabe tenu au Caire en 1932: toutes ses propositions soumises à la Commission de l’échelle musicale, y compris sa proposition de piano oriental, ont été récusées par cette instance formée de musicologues orientalistes et de théoriciens autochtones experts des traditions monodiques modales, à la tête de laquelle se trouvait le père Xavier Maurice Collangettes de la Compagnie de Jésus, professeur de biophysique à l’Université Saint-Joseph, musicologue orientaliste français de renom et ardent défenseur de l’authenticité des traditions musicales du Machrek. Docteure Diana Abbani, historienne de la musique au Liban au temps de la Nahda, mentionne dans sa thèse de doctorat ainsi que dans un article dédié à Sabra (publié dans la Revue des traditions musicales no 13, en 2019) que ce «piano oriental» fut écarté de cette commission et qu’en conséquence de ses déboires, Wadih Sabra dut quitter le Congrès.



Une musique occidentale aux couleurs orientales
En feuilletant, donc, les pages de l'Histoire, on a pu constater que le projet de «modernisation» de la musique levantine de Wadih Sabra a été voué à l'échec. De ce fait, son œuvre n'incarne pas la modernité de la musique levantine et ne représente pas le point d'intersection des deux systèmes distincts de composition. Il s'agit tout simplement d'une musique occidentale inspirée de motifs orientaux, qui a tout le droit d'exister et d’être appréciée en tant que telle, sans pour autant prétendre à être ce qu'elle n'est pas et ne sera jamais. Utilisant les outils de la musique savante européenne, il composa le premier opéra en langue turque (Les Bergers de Canaan, 1917), un opéra en langue arabe (Les Deux Rois, 1928) – tout en sachant que le célèbre Salama Higazi a composé en Égypte, dans les années 1910, les premiers opéras arabes de système monodique modal –, et une opérette en langue française (L’Émigré, 1931), ainsi que plusieurs dizaines de pièces pour piano (dont la Valse orientale et la Valse caprice seraient les plus connues), des pièces religieuses dont un oratorio (Les Voix de Noël, 1896) et trois cantiques (Nous prêchons ton amour, Venez à moi, et La Gloire du Liban, composés en 1896) ainsi que d'autres œuvres vocales et instrumentales que Fady Jeanbart continue d'exhumer. Ce dernier conclut: «Sabra a surmonté des obstacles énormes pour pouvoir faire découvrir le goût occidental au peuple libanais. C’est donc dans ce sens-là qu’on lui doit un petit hommage.» Et en effet, l'acharnement de ce compositeur à importer et instaurer la culture musicale européenne au sein de la société libanaise a permis au pays des Cèdres de s'ouvrir à la musique savante des démiurges européens et a abouti à la floraison de nombreux festivals honorant ces chefs-d'œuvre de l'humanité (bien qu'au détriment de la musique locale), ce qui ne peut être qu'un enrichissement intellectuel et spirituel pour un pays dévasté par des guerres exterminatrices.

Loin de toute discorde musicale ou musicologique, c'est au compositeur de l'Hymne national libanais que LibanPost a rendu un vibrant hommage qui, dans ce sens-là, ne peut être que légitime et unificateur.
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