Blocage parlementaire ou coup d’État permanent?
©Tant que ça arrange les intérêts de l'Iran.
Personne ne viole les institutions aussi régulièrement et aussi consciencieusement que ceux qui en ont la charge! Or voilà que le pays entier est pris en otage par un tandem qui, n’étant pas sorti vainqueur du verdict des urnes, adopte systématiquement la politique de «l’empêchement» et de l’obstruction politique. Comptons donc sur la paralysie de l’Assemblée nationale pour engendrer un président de consensus.

Ce ne sont pas les carences institutionnelles qui empêchent ou retardent l’élection d’un président de la République; ce sont plutôt les pratiques déviantes et les mésinterprétations des textes, ces agissements très tôt introduits, dans les cercles politiques, par notre indéboulonnable speaker. Or, c’est trahir la mission qui lui est confiée que d’exercer le pouvoir de manière aussi négative. Quand on est censé veiller sur le bon déroulement de l’activité parlementaire, on ne va pas en enrayer le processus. De même qu’on n’a pas systématiquement recours à l’immobilisation et au chantage pour avoir gain de cause. Les minorités de blocage sont affaire de sociétés anonymes et l’on ne gère pas l’Assemblée nationale en y grippant délibérément la machine. Pas plus qu’en fermant les portes de notre Capitole, pendant plus de deux ans, sous un prétexte fallacieux, comme l’usage en a été institué par ledit président à vie qui occupe le perchoir.

Or, en ce moment précis de l’échéance présidentielle, le pays entier est pris en otage par cette politique d’obstruction, méthode éprouvée sur des années et qui nous somme de faire un choix. L’alternative proposée est simple, soit le vide constitutionnel et le pays à vau-l’eau, soit l’élection du candidat du Hezbollah, celui qui défendrait «le triptyque armée-peuple-résistance», cette prétendue condition de l’indépendance du Liban. Ce sont, mot pour mot, les propos comminatoires de cheikh Mohammed Yazbeck, représentant général du guide suprême iranien, Ali Khamenei, au Liban, qui, pour résoudre la quadrature du cercle, plaide pour celui qui serait d’après lui «un président de consensus».

Autant de procédés délictueux, dignes de conspirateurs baassistes dans la Syrie des années soixante. C’est quand même faire violence aux Libanais que de les amener, le pistolet sur la tempe, à se résoudre à choisir entre la peste et le choléra.

L’exemple polonais et le précédent français

Entre 1652 et 1791, la Diète polonaise était réduite à l’impuissance du seul fait que les décisions ne pouvaient y être prises qu’à l’unanimité. Du moment que les membres de cette auguste assemblée étaient absolument égaux comme aristocrates, il suffisait pour l’un d’entre eux d’exciper de son liberum veto1 pour torpiller toute mesure, fût-elle prise dans l’intérêt suprême du pays. Avec pour résultat que la Pologne était devenue ingouvernable2; elle fut dépecée à trois reprises, à la fin du XVIIIe siècle, au bénéfice de la Prusse, l’Autriche et la Russie. Comme mode de blocage des institutions, pouvait-on mieux faire, dans le respect des formes, que de déclarer devant une assemblée: «Au nom de la liberté dont j’ai la jouissance, je n’autorise pas…»

Or personne ne viole mieux les institutions que ceux qui en ont la responsabilité et qui sont chargés de les sauvegarder.

Un autre exemple où l’on surprend, cette fois, le général De Gaulle prendre ses libertés avec la Constitution de la Ve République, la Constitution même qu’il avait soumise à l’approbation des Français en 1958. Or, ayant décidé en 1962 de se faire élire non par le biais d’un collège électoral, mais au suffrage universel, il eut recours à l’article 11 de ladite Constitution plutôt qu’à l’article 89, qui était spécifique à la révision constitutionnelle. C’était une violation patente des textes, à telle enseigne que, le 1er octobre 1962, le président du Sénat, Gaston Monnerville, contesta publiquement la validité de la mesure et demanda la démission, voire l’arrestation du président Charles de Gaulle pour «forfaiture». Dans la foulée, François Mitterrand publia son best-seller, Le Coup d’État permanent3, qui détaillait et dénonçait les violations ininterrompues de la Loi organique par l’équipe gaulliste au pouvoir. Mais là encore, ce ne furent que voix qui criaient dans le désert, le peuple ayant accordé son satisfecit à l’homme de la France libre.

Qui a violé, violera

Il est plus que facile de violer l’esprit des lois, sinon leur texte, lorsqu’on est au pouvoir et qu’on n’a pas à rendre compte. Paralyser les institutions, interrompre le cours régulier (due process) des prestations publiques est une forme de suicide national qui relève de la haute trahison. Et on ne s’en prive pas quand la Constitution contrarie les ambitions d’un tandem qui, n’étant pas sorti largement vainqueur du verdict des urnes, adopte systématiquement la politique de «l’empêchement».

La «négativité» peut-elle servir à l’infini de style de gouvernement?


Par ailleurs, le modèle libanais est épuisé, principalement au niveau des normes qui régissent l’entente nationale et cimentent l’unité dans la pluralité. Ces normes ont pu assurer une issue honorable à la crise de 1958 et, quoique élimées, ont servi à restaurer la Pacte national lors de l’accord de Taëf. Mais elles ont fait leur temps.

Alors Samir Geagea, en leader des Forces libanaises, a été amené à condamner à la télé, le 15 janvier 2023, le hold-up parlementaire qui se poursuit et ce braquage ininterrompu de la démocratie, en ces termes: «Pour le cas où le Hezbollah porterait au pouvoir un président de la manière qu’il veut, alors dans ce cas-là il faut remettre en question toute la formule libanaise, car il n’est pas acceptable que nous restions ainsi que les générations qui nous suivront sous la domination illégale de Hezbollah.»

Ces propos jouent sur l’ambiguïté et disent ce qu’ils n’ont pas proféré. La «formule libanaise» n’émet plus désormais que des vibrations négatives. Le point de non-retour a été atteint, et le Liban, comme la Pologne rendue impuissante par son régime politique4, ne tient que par son anarchie… et son chaos si accueillant par ailleurs5.

Youssef Mouawad
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1- «Liberum veto» veut dire «j’interdis librement».

2- Mais le problème le plus grave que posait le liberum veto était l’intervention continuelle des représentants des puissances étrangères qui, moyennant un prix donné, pouvaient se payer les services d’un membre de la Diète et assurer le blocage d’une mesure qui ne leur était pas favorable.

3- François Mitterrand, Le Coup d’État permanent, Plon, 1964.

4- Pour l’historien Michel Mourre, «le plus extraordinaire est qu’avec une disposition constitutionnelle aussi absurde, l’État polonais ait encore réussi à survivre pendant plus d’un siècle». D’où le proverbe: «La Pologne ne tient que par son anarchie.»

5- La réflexion est celle d’un observateur russe francophone.

 
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