Afin de pouvoir établir une comparaison entre les crises du Liban et du Venezuela, un survol de l’histoire récente de ce pays d’Amérique latine est d’abord nécessaire. Dans un premier article, nous avons expliqué comment la chute du système néolibéral a permis l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chávez, dont la disparition correspond au début de la crise vénézuélienne. Si un flagrant manque d’anticipation du Comandante participera au déclenchement de cette crise, son bilan apparaissait pourtant comme largement satisfaisant à la veille de sa mort : bien que celui-ci ne soit pas exempt de points négatifs, les succès d’Hugo Chávez sur le plan éducatif et social et sa volonté de rétablir la souveraineté de son pays ont servi de modèle pour de nombreux dirigeants latino-américains.
L’élection d’Hugo Chávez a d’abord permis aux classes populaires du Venezuela de devenir de véritables acteurs de la res publica : ceux qui n’étaient jusqu’alors que des sans-voix sont devenus subitement des protagonistes clés de la transformation de leur pays et de leurs quartiers. La volonté d’établir une démocratie participative s’est notamment traduite par la mobilisation et l’organisation des habitants des quartiers les plus défavorisés, des mal-logés, des vendeurs de rue, etc. Accompagnés pour qu’ils puissent eux-mêmes résoudre de la façon la plus appropriée leurs problèmes, ils ont également pu se constituer en un véritable contre-pouvoir capable de contrebalancer les orientations prises par les autorités centrales. On est là face à un exemple concret de ce que pourrait être la « décentralisation administrative élargie », prévue par la Constitution de Taëf, réclamée par de nombreux Libanais depuis des années, pourtant jamais mise en œuvre.
Hugo Chávez a été critiqué pour son style populiste, particulièrement affirmé, et par son recours à plusieurs reprises à des manœuvres douteuses visant à court-circuiter les institutions établies par la Constitution qu’il avait lui-même fait adopter. Cependant, la régularité des élections sous sa présidence ne peut être mise en doute. Systématiquement organisées dans les temps par une juridiction indépendante, elles se sont caractérisées par un niveau certain de transparence : même l’ancien président des États-Unis Jimmy Carter a dû reconnaître en 2012 que le Venezuela était doté du « meilleur système électoral au monde ». En 2013, une enquête de l’ONG chilienne Latinobarómetro révélait que 87 % des Vénézuéliens avaient confiance dans leur système démocratique, soit le taux le plus important de tous les pays d’Amérique latine : la possibilité pour les citoyens de convoquer des référendums pour proposer des lois ou pour révoquer des élus n’y était sans doute pas pour rien…
La vague rose
Sur le plan international, la pierre angulaire de la diplomatie chaviste était la volonté d’approfondir l’unité latino-américaine afin de contrecarrer l’influence des États-Unis sur le sous-continent. L’objectif était de former un bloc régional capable de faire entendre sa voix au même titre que les grandes puissances. Hugo Chávez voulait voir naître un nouveau modèle international, alternatif à la mondialisation néolibérale, qui respecterait la souveraineté des États et bénéficierait autant aux pays du Sud qu’aux pays du Nord. Pour cela, il s’est notamment appuyé sur une importante diplomatie du pétrole, dont le premier bénéficiaire a été Cuba dans le cadre d’un programme « pétrole contre médecins ».
La « Révolution bolivarienne » au Venezuela a tout de suite eu un impact considérable sur l’Amérique latine, inaugurant une « vague rose » qui a vu l’élection d’une série de chefs d’États issus de différentes tendances de la gauche : Lula au Brésil, Rafael Correa en Équateur, Evo Morales en Bolivie, Néstor puis Cristina Kirchner en Argentine, Tabaré Vázquez en Uruguay… Avec eux, Hugo Chávez va fonder et promouvoir deux organisations intergouvernementales : l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) qui se veut une déclinaison progressiste de l’Union européenne sur le sous-continent, et l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA) qui réunit les gouvernements déterminés à implanter le « socialisme du XXIème siècle ». La parenthèse du retour des droites en Amérique latine dans les années 2010 conduira ensuite à l’affaiblissement de ces organisations.
La politique internationale d’Hugo Chávez était marquée par une forte hostilité envers les États-Unis qu’il percevait comme une puissance « impérialiste », s’ingérant dans les affaires du sous-continent et déstabilisant les gouvernements allant à l’encontre de ses intérêts, notamment en organisant des coups d’État. Cette hostilité s’est traduite par la rupture des relations diplomatiques du Venezuela avec deux des plus proches alliés de Washington : Israël et la Colombie. Elle a aussi conduit Caracas à se rapprocher avec la Chine et la Russie mais aussi, dans une logique de realpolitik, à soutenir des régimes particulièrement despotiques comme la Syrie, la Biélorussie ou encore l’Iran. Ce dernier cas interroge particulièrement tant la contradiction est flagrante entre le discours de Caracas, prônant un respect absolu de la souveraineté des États, et la pratique de Téhéran qui a fait de la violation de celle de ses voisins, au premier rang desquels le Liban, une norme.
Une politique sociale ambitieuse
Sur le plan économique, Hugo Chávez a bénéficié de l’importante hausse des cours du pétrole jusqu’en 2008, ressource qui représente 90 % des exportations du Venezuela et 50 % des recettes de son gouvernement. Ainsi, entre 2003 et 2008, la croissance du PIB vénézuélien a atteint en moyenne 13,5 % par an. La chute du cours du brut en 2008 a ralenti provisoirement cette croissance qui a repris au même rythme dès 2011. Finalement, durant les quatorze années de présidence d’Hugo Chávez, le PIB vénézuélien aura été multiplié par cinq. Si l’inflation était très haute durant cette période - entre 20 et 30 % en moyenne -, elle n’a pas atteint les niveaux de la décennie des années 90 où elle a pu monter jusqu’à 103 %. Enfin, la dette publique corrélée au PIB a été réduite de moitié.
Rompant avec ses prédécesseurs qui organisaient l’accaparement des bénéfices de la rente pétrolière par une minorité, Hugo Chávez l’a mise à profit pour financer une politique sociale ambitieuse. Selon le Center for Economic and Policy Research, un institut de recherche basé à Washington, entre 2003 et 2008, le taux de pauvreté des ménages a diminué de 54 à 26 %, la pauvreté extrême reculant, elle, de 72 %. Les inégalités se sont considérablement réduites : le pays est devenu le moins inégalitaire d’Amérique du Sud, ce qui n’a cependant pas empêché la haute bourgeoisie vénézuélienne, essentiellement composée des descendants des premiers colons espagnols, de conserver l’essentiel de sa fortune et de l’influence qui en découle. De plus, le revenu par habitant a été multiplié par trois en dix ans, le taux de chômage est descendu à 7,8 % et des centaines de milliers de logements sociaux ont été construits.
Le Venezuela s’est également établi comme un modèle en matière de protection environnementale : l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) y a notamment recensé 496 701 km2 d’espaces protégés, soit 54 % de la surface du pays : un record à l’échelle mondiale ! Enfin, 1,5 million de personnes ont été alphabétisées dans le cadre du programme « Misión Robinsón », conduisant l’UNESCO à déclarer le pays libre d’analphabétisme, tandis que la part du PIB consacré à l’éducation a triplé en seulement sept ans, passant à 4,3 % en 2005.
Les succès d’Hugo Chávez tant sur le plan économique que social lui ont permis de bénéficier d’une importante base populaire. Parmi ces partisans de la « Révolution bolivarienne », on compte la majorité des Vénézuéliens d’origine libanaise. Représentant entre 340 000 et 500 000 citoyens, principalement chrétiens, ils ont été sensibles au fait qu’Hugo Chávez condamne fermement Israël lorsque Tel Aviv a agressé le Liban en 2006. De nombreux Vénézuéliens d’origine libanaise qui espéraient voir leurs affaires prosperer ou entendaient s’engager en politique, mais qui étaient défavorisés par leur non-appartenance à l’élite traditionnelle, ont vu dans la « Révolution bolivarienne » une opportunité. Hugo Chávez a nommé plusieurs d’entre eux à des postes clés comme Elías Jaua, vice-Président du pays entre 2010 et 2012, ou encore Tareck El Aissami, ministre de la Justice qui deviendra ensuite, à son tour, vice-Président du pays.
Parmi les points noirs de la présidence d’Hugo Chávez, il faut citer une hausse démentielle de la criminalité, le taux d’homicide par habitant ayant triplé, faisant du Venezuela l’un des pays les plus violents au monde. Hugo Chávez n’est pas parvenu non plus à faire baisser la corruption, qui a notamment profité à plusieurs de ses partisans, formant une classe de nouveaux riches baptisée « bolibourgeoisie » par l’opposition. Outre ces importants échecs perceptibles à la veille de sa mort, Hugo Chávez n’a pas su anticiper suffisamment l’évolution de l’économie mondiale : cette imprévoyance participera à l’entrée dans la crise qui s’abat sur le Venezuela depuis plus de huit ans…
Fabien Lassalle-Humez
L’élection d’Hugo Chávez a d’abord permis aux classes populaires du Venezuela de devenir de véritables acteurs de la res publica : ceux qui n’étaient jusqu’alors que des sans-voix sont devenus subitement des protagonistes clés de la transformation de leur pays et de leurs quartiers. La volonté d’établir une démocratie participative s’est notamment traduite par la mobilisation et l’organisation des habitants des quartiers les plus défavorisés, des mal-logés, des vendeurs de rue, etc. Accompagnés pour qu’ils puissent eux-mêmes résoudre de la façon la plus appropriée leurs problèmes, ils ont également pu se constituer en un véritable contre-pouvoir capable de contrebalancer les orientations prises par les autorités centrales. On est là face à un exemple concret de ce que pourrait être la « décentralisation administrative élargie », prévue par la Constitution de Taëf, réclamée par de nombreux Libanais depuis des années, pourtant jamais mise en œuvre.
Hugo Chávez a été critiqué pour son style populiste, particulièrement affirmé, et par son recours à plusieurs reprises à des manœuvres douteuses visant à court-circuiter les institutions établies par la Constitution qu’il avait lui-même fait adopter. Cependant, la régularité des élections sous sa présidence ne peut être mise en doute. Systématiquement organisées dans les temps par une juridiction indépendante, elles se sont caractérisées par un niveau certain de transparence : même l’ancien président des États-Unis Jimmy Carter a dû reconnaître en 2012 que le Venezuela était doté du « meilleur système électoral au monde ». En 2013, une enquête de l’ONG chilienne Latinobarómetro révélait que 87 % des Vénézuéliens avaient confiance dans leur système démocratique, soit le taux le plus important de tous les pays d’Amérique latine : la possibilité pour les citoyens de convoquer des référendums pour proposer des lois ou pour révoquer des élus n’y était sans doute pas pour rien…
La vague rose
Sur le plan international, la pierre angulaire de la diplomatie chaviste était la volonté d’approfondir l’unité latino-américaine afin de contrecarrer l’influence des États-Unis sur le sous-continent. L’objectif était de former un bloc régional capable de faire entendre sa voix au même titre que les grandes puissances. Hugo Chávez voulait voir naître un nouveau modèle international, alternatif à la mondialisation néolibérale, qui respecterait la souveraineté des États et bénéficierait autant aux pays du Sud qu’aux pays du Nord. Pour cela, il s’est notamment appuyé sur une importante diplomatie du pétrole, dont le premier bénéficiaire a été Cuba dans le cadre d’un programme « pétrole contre médecins ».
La « Révolution bolivarienne » au Venezuela a tout de suite eu un impact considérable sur l’Amérique latine, inaugurant une « vague rose » qui a vu l’élection d’une série de chefs d’États issus de différentes tendances de la gauche : Lula au Brésil, Rafael Correa en Équateur, Evo Morales en Bolivie, Néstor puis Cristina Kirchner en Argentine, Tabaré Vázquez en Uruguay… Avec eux, Hugo Chávez va fonder et promouvoir deux organisations intergouvernementales : l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) qui se veut une déclinaison progressiste de l’Union européenne sur le sous-continent, et l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA) qui réunit les gouvernements déterminés à implanter le « socialisme du XXIème siècle ». La parenthèse du retour des droites en Amérique latine dans les années 2010 conduira ensuite à l’affaiblissement de ces organisations.
La politique internationale d’Hugo Chávez était marquée par une forte hostilité envers les États-Unis qu’il percevait comme une puissance « impérialiste », s’ingérant dans les affaires du sous-continent et déstabilisant les gouvernements allant à l’encontre de ses intérêts, notamment en organisant des coups d’État. Cette hostilité s’est traduite par la rupture des relations diplomatiques du Venezuela avec deux des plus proches alliés de Washington : Israël et la Colombie. Elle a aussi conduit Caracas à se rapprocher avec la Chine et la Russie mais aussi, dans une logique de realpolitik, à soutenir des régimes particulièrement despotiques comme la Syrie, la Biélorussie ou encore l’Iran. Ce dernier cas interroge particulièrement tant la contradiction est flagrante entre le discours de Caracas, prônant un respect absolu de la souveraineté des États, et la pratique de Téhéran qui a fait de la violation de celle de ses voisins, au premier rang desquels le Liban, une norme.
Une politique sociale ambitieuse
Sur le plan économique, Hugo Chávez a bénéficié de l’importante hausse des cours du pétrole jusqu’en 2008, ressource qui représente 90 % des exportations du Venezuela et 50 % des recettes de son gouvernement. Ainsi, entre 2003 et 2008, la croissance du PIB vénézuélien a atteint en moyenne 13,5 % par an. La chute du cours du brut en 2008 a ralenti provisoirement cette croissance qui a repris au même rythme dès 2011. Finalement, durant les quatorze années de présidence d’Hugo Chávez, le PIB vénézuélien aura été multiplié par cinq. Si l’inflation était très haute durant cette période - entre 20 et 30 % en moyenne -, elle n’a pas atteint les niveaux de la décennie des années 90 où elle a pu monter jusqu’à 103 %. Enfin, la dette publique corrélée au PIB a été réduite de moitié.
Rompant avec ses prédécesseurs qui organisaient l’accaparement des bénéfices de la rente pétrolière par une minorité, Hugo Chávez l’a mise à profit pour financer une politique sociale ambitieuse. Selon le Center for Economic and Policy Research, un institut de recherche basé à Washington, entre 2003 et 2008, le taux de pauvreté des ménages a diminué de 54 à 26 %, la pauvreté extrême reculant, elle, de 72 %. Les inégalités se sont considérablement réduites : le pays est devenu le moins inégalitaire d’Amérique du Sud, ce qui n’a cependant pas empêché la haute bourgeoisie vénézuélienne, essentiellement composée des descendants des premiers colons espagnols, de conserver l’essentiel de sa fortune et de l’influence qui en découle. De plus, le revenu par habitant a été multiplié par trois en dix ans, le taux de chômage est descendu à 7,8 % et des centaines de milliers de logements sociaux ont été construits.
Le Venezuela s’est également établi comme un modèle en matière de protection environnementale : l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) y a notamment recensé 496 701 km2 d’espaces protégés, soit 54 % de la surface du pays : un record à l’échelle mondiale ! Enfin, 1,5 million de personnes ont été alphabétisées dans le cadre du programme « Misión Robinsón », conduisant l’UNESCO à déclarer le pays libre d’analphabétisme, tandis que la part du PIB consacré à l’éducation a triplé en seulement sept ans, passant à 4,3 % en 2005.
Les succès d’Hugo Chávez tant sur le plan économique que social lui ont permis de bénéficier d’une importante base populaire. Parmi ces partisans de la « Révolution bolivarienne », on compte la majorité des Vénézuéliens d’origine libanaise. Représentant entre 340 000 et 500 000 citoyens, principalement chrétiens, ils ont été sensibles au fait qu’Hugo Chávez condamne fermement Israël lorsque Tel Aviv a agressé le Liban en 2006. De nombreux Vénézuéliens d’origine libanaise qui espéraient voir leurs affaires prosperer ou entendaient s’engager en politique, mais qui étaient défavorisés par leur non-appartenance à l’élite traditionnelle, ont vu dans la « Révolution bolivarienne » une opportunité. Hugo Chávez a nommé plusieurs d’entre eux à des postes clés comme Elías Jaua, vice-Président du pays entre 2010 et 2012, ou encore Tareck El Aissami, ministre de la Justice qui deviendra ensuite, à son tour, vice-Président du pays.
Parmi les points noirs de la présidence d’Hugo Chávez, il faut citer une hausse démentielle de la criminalité, le taux d’homicide par habitant ayant triplé, faisant du Venezuela l’un des pays les plus violents au monde. Hugo Chávez n’est pas parvenu non plus à faire baisser la corruption, qui a notamment profité à plusieurs de ses partisans, formant une classe de nouveaux riches baptisée « bolibourgeoisie » par l’opposition. Outre ces importants échecs perceptibles à la veille de sa mort, Hugo Chávez n’a pas su anticiper suffisamment l’évolution de l’économie mondiale : cette imprévoyance participera à l’entrée dans la crise qui s’abat sur le Venezuela depuis plus de huit ans…
Fabien Lassalle-Humez
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