Dix-huit ans après l’assassinat de Rafic Hariri le 14 février 2005, le clivage vertical de l’opinion publique libanaise demeure tout aussi vertical. Mais s’agit-il toujours du même fossé qui sépare un camp inféodé à l’Iran des Mollahs, dit du 8-Mars, et un camp plutôt national et libéral dit du 14-Mars ? Existe-t-il toujours un 14-marsisme libanais ou bien l’étiquette 14-Mars serait-elle devenue un masque commode, recouvrant assez mal les identitarismes sectaires libanais et leurs traditionnelles chefferies belliqueuses d’une époque féodale qui, décidément, refuse obstinément de tirer sa révérence.
On peut aimer ou ne pas aimer feu Rafic Hariri, sauvagement assassiné par les barbouzes libano-syriennes des Mollahs de Téhéran. Mais on ne peut pas nier que cet assassinat constitue un point de non-retour dans l’histoire de la République libanaise. Certains ont cru que le massacre libanais de la Saint Valentin, en ce 14 février 2005, fut l’étincelle qui alluma le brasier de l’indépendance et, surtout, de l’allégeance définitive à une patrie que la Constitution de 1989, née des Accords de Taëf, avait façonnée. En soi, un tel jugement se justifie à la lumière des événements de 2005, même s’il ne s’inscrit pas dans une durée, somme toute mal assurée tant son assise ne semble pas fondée sur la règle du droit mais plutôt sur un consensus évanescent et toujours renégocié entre chefs de clans et seigneurs de guerre.
Aimé ou détesté, Rafic Hariri avait au moins une vision reposant, plus ou moins consciemment, sur un pivot central ainsi formulé : l’unité politique a pour fondement la «ville qui rassemble», en l’occurrence Beyrouth. On peut discuter de la stratégie financière suivie par Hariri ainsi que du bien-fondé de sa politique portant sur la dette publique. Néanmoins, en dépit des faiblesses de sa stratégie, il n’en demeure pas moins que Rafic Hariri a jeté les bases d’une possible unité politique réalisable au Liban, centrée sur la reconstruction de Beyrouth. Son projet a-t-il abouti? Oui et non.
Beyrouth fut reconstruit entre 1992 et 2005, grâce aux investissements et aux aides des pays de la presqu’île arabique, Arabie Saoudite en tête. Hariri était-il conscient de l’importance vitale de la «ville» en matière de construction d’un État ? Était-il plus homme d’État ou homme d’affaires? Les historiens répondront à cette interrogation. Consciemment ou inconsciemment, Rafic Hariri s’est lancé dans son projet conformément à ce que qu’affirment les deux adages qui suivent.
Ville-Justice-Droit-Loi… Tels sont les ingrédients indispensables de toute stabilité politique, sans lesquels toute cité ne serait qu’un vaste monde informe où l’unité politique devient impossible à cause du règne de la permanente discorde temporairement assagie par le fragile et vain consensus entre belligérants.
Depuis 2005, grâce à la violence permanente, la terreur et l’effusion de sang, la discorde a défait le Liban aujourd’hui réduit au stade de l’agonie avancée. Où sont tous ceux qui pleurèrent et prièrent en commun durant de longs mois sur la sépulture de Rafic Hariri ? Qu’est devenu l’élan national du 14 mars 2005, ainsi que celui de 2015 mais également celui de 2019 ? Qu’est devenue la culture de la "ville-qui-rassemble" ? Aurions-nous vécu une simple illusion ? Était-ce un faux semblant ? Un chef de l’État peut-il encore émerger au milieu de la foule ? A-t-il réellement besoin d’être l’héritier reconnu d’une lignée de parrains ou de chefs de clans ? Quelle est donc cette indécrottable et incorrigible mentalité mafieuse qui étouffe la pensée politique libanaise, notamment chrétienne, comme en Sicile ou en Calabre? La tragédie libanaise actuelle n’est pas uniquement due aux mœurs sanguinaires du tandem chiite Amal-Hezbollah. Elle est aussi le reflet de cette mentalité clanique et mafieuse des sociétés rurales, chrétiennes entre autres. C’est ce qu’avait compris Ohannes Kouyoumdjian, dernier gouverneur ottoman du Sandjak du Mont-Liban. Son jugement de la société de ses administrés est lapidaire : «Société d’un mélange de tribalisme sémitique et d’un féodalisme indo-européen». C’est ce tribalisme et ce féodalisme qui ont entretenu la discorde et ont ruiné l’émergence de la ville qui rassemble, ce Beyrouth que Rafic Hariri a sans doute cru pouvoir refaire comme on restructure un holding financier ou une grande entreprise.
Dix-huit après, tout le monde se réclame bruyamment d’un 14-Mars qui n’a plus rien à voir avec le grand mouvement populaire de 2005. L’étiquette 14-Mars recouvre aujourd’hui tout et n’importe quoi, notamment l’odeur fétide des régressions identitaires les plus suicidaires ainsi que la violence haineuse des courants d’extrême-droite et de tous les populismes de gauche ou de droite. La discorde s’est installée durablement. L’État central, seul capable de faire respecter le droit, est pulvérisé.
Fédérons sur base communautaire disent les idéologues identitaristes. Fédérer quoi ? Peut-on demander au plus faible de réclamer un fédéralisme sur base identitaire confessionnelle ? La force hégémonique de l’adversaire ne le permettra jamais.
En outre, comment fédérer en l’absence d’un État central régulateur, alors qu’un renversement démographique se profile à l’horizon grâce à la présence de réfugiés et à l’émigration massive de forces productives.
Divorçons proposent d’autres, en indiquant que deux réalités libanaises existent actuellement. D’une part, celle de l’homme nouveau fabriqué par l’idéologie totalisante du Hezbollah. D’autre part, lui fait face la réalité dite souverainiste. Mais, même le souverainisme bruyamment affiché cache mal la régression identitaire grégaire vers les ghettos de vaines identités collectives que font mousser les chefferies politiciennes claniques.
Le Liban actuel est-il irrémédiablement condamné à jouer le peu glorieux rôle de joker géostratégique. La citadinité, comme porte vers la citoyenneté, est-elle encore viable ? Le Liban comme «message» a-t-il encore une quelconque substance? Les chrétiens sont-ils encore porteurs du message «Liban»? Les sunnites et les druzes n’ont-ils pas pris le relais? Et, quid des réfugiés? Les chrétiens réalisent-ils que, de 2016 à 2022, ils se sont laissés griser par une stratégie suicidaire dont les conséquences se feront encore sentir sur plusieurs générations.
La société libanaise paie le prix de ses illusions et de ses volontés claniques de puissance. Est-il possible de sauver quelqu’un qui se suicide, malgré lui ? Être ou ne pas être; telle est la question que Hamlet ne cesse de poser, non du haut du donjon d’Elseneur, mais du sommet majestueux d’un cèdre du Liban.
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On peut aimer ou ne pas aimer feu Rafic Hariri, sauvagement assassiné par les barbouzes libano-syriennes des Mollahs de Téhéran. Mais on ne peut pas nier que cet assassinat constitue un point de non-retour dans l’histoire de la République libanaise. Certains ont cru que le massacre libanais de la Saint Valentin, en ce 14 février 2005, fut l’étincelle qui alluma le brasier de l’indépendance et, surtout, de l’allégeance définitive à une patrie que la Constitution de 1989, née des Accords de Taëf, avait façonnée. En soi, un tel jugement se justifie à la lumière des événements de 2005, même s’il ne s’inscrit pas dans une durée, somme toute mal assurée tant son assise ne semble pas fondée sur la règle du droit mais plutôt sur un consensus évanescent et toujours renégocié entre chefs de clans et seigneurs de guerre.
Aimé ou détesté, Rafic Hariri avait au moins une vision reposant, plus ou moins consciemment, sur un pivot central ainsi formulé : l’unité politique a pour fondement la «ville qui rassemble», en l’occurrence Beyrouth. On peut discuter de la stratégie financière suivie par Hariri ainsi que du bien-fondé de sa politique portant sur la dette publique. Néanmoins, en dépit des faiblesses de sa stratégie, il n’en demeure pas moins que Rafic Hariri a jeté les bases d’une possible unité politique réalisable au Liban, centrée sur la reconstruction de Beyrouth. Son projet a-t-il abouti? Oui et non.
Beyrouth fut reconstruit entre 1992 et 2005, grâce aux investissements et aux aides des pays de la presqu’île arabique, Arabie Saoudite en tête. Hariri était-il conscient de l’importance vitale de la «ville» en matière de construction d’un État ? Était-il plus homme d’État ou homme d’affaires? Les historiens répondront à cette interrogation. Consciemment ou inconsciemment, Rafic Hariri s’est lancé dans son projet conformément à ce que qu’affirment les deux adages qui suivent.
- Le premier est du préfet de Rome Rutilius Namatianus (c. 370-417 ap) qui, après le sac de sa ville en 410, fait l’éloge de l’Urbs Romana en disant : «Car, en partageant ton droit juste avec le vaincu, tu as fait une Ville de ce qui était jadis le Monde». L’unité politique, ou l’union du multiple, se fait par le droit et la loi que seule une culture de citadinité autorise.
- Le second est du poète Nonnos de Pannopolis (c. IV°-V° s. ap) qui dit à propos de Beyrouth : «La discorde qui défait les États ne cessera de compromettre la paix que lorsque Béryte, garante de l’ordre, sera juge de la terre et des mers, lorsqu’elle fortifiera les villes du rempart de ses lois».
Ville-Justice-Droit-Loi… Tels sont les ingrédients indispensables de toute stabilité politique, sans lesquels toute cité ne serait qu’un vaste monde informe où l’unité politique devient impossible à cause du règne de la permanente discorde temporairement assagie par le fragile et vain consensus entre belligérants.
Depuis 2005, grâce à la violence permanente, la terreur et l’effusion de sang, la discorde a défait le Liban aujourd’hui réduit au stade de l’agonie avancée. Où sont tous ceux qui pleurèrent et prièrent en commun durant de longs mois sur la sépulture de Rafic Hariri ? Qu’est devenu l’élan national du 14 mars 2005, ainsi que celui de 2015 mais également celui de 2019 ? Qu’est devenue la culture de la "ville-qui-rassemble" ? Aurions-nous vécu une simple illusion ? Était-ce un faux semblant ? Un chef de l’État peut-il encore émerger au milieu de la foule ? A-t-il réellement besoin d’être l’héritier reconnu d’une lignée de parrains ou de chefs de clans ? Quelle est donc cette indécrottable et incorrigible mentalité mafieuse qui étouffe la pensée politique libanaise, notamment chrétienne, comme en Sicile ou en Calabre? La tragédie libanaise actuelle n’est pas uniquement due aux mœurs sanguinaires du tandem chiite Amal-Hezbollah. Elle est aussi le reflet de cette mentalité clanique et mafieuse des sociétés rurales, chrétiennes entre autres. C’est ce qu’avait compris Ohannes Kouyoumdjian, dernier gouverneur ottoman du Sandjak du Mont-Liban. Son jugement de la société de ses administrés est lapidaire : «Société d’un mélange de tribalisme sémitique et d’un féodalisme indo-européen». C’est ce tribalisme et ce féodalisme qui ont entretenu la discorde et ont ruiné l’émergence de la ville qui rassemble, ce Beyrouth que Rafic Hariri a sans doute cru pouvoir refaire comme on restructure un holding financier ou une grande entreprise.
Dix-huit après, tout le monde se réclame bruyamment d’un 14-Mars qui n’a plus rien à voir avec le grand mouvement populaire de 2005. L’étiquette 14-Mars recouvre aujourd’hui tout et n’importe quoi, notamment l’odeur fétide des régressions identitaires les plus suicidaires ainsi que la violence haineuse des courants d’extrême-droite et de tous les populismes de gauche ou de droite. La discorde s’est installée durablement. L’État central, seul capable de faire respecter le droit, est pulvérisé.
Fédérons sur base communautaire disent les idéologues identitaristes. Fédérer quoi ? Peut-on demander au plus faible de réclamer un fédéralisme sur base identitaire confessionnelle ? La force hégémonique de l’adversaire ne le permettra jamais.
En outre, comment fédérer en l’absence d’un État central régulateur, alors qu’un renversement démographique se profile à l’horizon grâce à la présence de réfugiés et à l’émigration massive de forces productives.
Divorçons proposent d’autres, en indiquant que deux réalités libanaises existent actuellement. D’une part, celle de l’homme nouveau fabriqué par l’idéologie totalisante du Hezbollah. D’autre part, lui fait face la réalité dite souverainiste. Mais, même le souverainisme bruyamment affiché cache mal la régression identitaire grégaire vers les ghettos de vaines identités collectives que font mousser les chefferies politiciennes claniques.
Le Liban actuel est-il irrémédiablement condamné à jouer le peu glorieux rôle de joker géostratégique. La citadinité, comme porte vers la citoyenneté, est-elle encore viable ? Le Liban comme «message» a-t-il encore une quelconque substance? Les chrétiens sont-ils encore porteurs du message «Liban»? Les sunnites et les druzes n’ont-ils pas pris le relais? Et, quid des réfugiés? Les chrétiens réalisent-ils que, de 2016 à 2022, ils se sont laissés griser par une stratégie suicidaire dont les conséquences se feront encore sentir sur plusieurs générations.
La société libanaise paie le prix de ses illusions et de ses volontés claniques de puissance. Est-il possible de sauver quelqu’un qui se suicide, malgré lui ? Être ou ne pas être; telle est la question que Hamlet ne cesse de poser, non du haut du donjon d’Elseneur, mais du sommet majestueux d’un cèdre du Liban.
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