Pour Ernest Renan, «l’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours». Rien n’est immuable. C’est le peuple, constitué d’êtres libres, qui est sacré, non pas le pays, supposé le servir. Lorsque des doutes s’élèvent concernant un territoire, il convient de consulter la population locale, non pas les idéologues élitistes et les grands théoriciens.
Dans sa conférence «Qu’est-ce qu’une nation», donnée en 1882 à la Sorbonne, Ernest Renan cherche à définir ce concept en procédant d’un raisonnement par élimination. Il commence par écarter les notions de races et de langues par le recours à des exemples qui les discréditent d’emblée. Mais il y a encore d’autres critères à considérer, tels que la religion, la géographie, l’héritage, et donc l’histoire et la culture. Chacune de ces composantes peut conforter jusqu’à une certaine mesure la formation d’une nation, sans être nécessairement l’élément instigateur sur lequel elle repose et trouve sa raison d’être.
Portrait d’Ernest Renan par Antoine Samuel Adam-Salomon, c.1870. Photo tirée de Wikipedia
La religion
La religion ne peut pas définir la nation, surtout lorsqu’elle a été imposée par un vainqueur à un vaincu. Sinon, comment expliquer que les Kurdes sans terre ne se soient pas dissous dans le monde arabo-sunnite? Comment comprendre la volonté de deux peuples européens, de même langue et de même religion, de former des nations distinctes?
On ne peut que se demander aussi ce qui fait que des populations d’Afrique du Nord, qui ont adopté ou se sont vu imposer l’islam, et parfois même la langue arabe, se sentent encore aujourd’hui foncièrement amazighes? Si nous assistons à des conversions au christianisme dans plusieurs villages du Mont Atlas, et si nous y constatons un net renouveau de la langue amazighe, nous sommes d’autant plus enclins à vouloir comprendre ce qui, à l’origine, aurait provoqué ces bouleversements conscients à l’échelle de la société.
Les frontières ne sont ni immuables ni sacrées: carte de l’Europe centrale hier (en haut, © Archives Larousse) et aujourd’hui (en bas, photo tirée du site www.europa-planet.com).
La géographie
Comme les langues et les religions, les frontières naturelles ont joué des rôles prépondérants dans la constitution des nations, sans pour autant pouvoir les définir. Les frontières se déplacent alors que les entités nationales demeurent. L’Arménie a perdu le lac de Van et le mont Ararat, mais elle existe encore comme État-nation. Aucun pays n’a gardé ses frontières tout au long des siècles. Certaines régions sont même passées d’un pays à un autre, à plusieurs reprises, sans pour autant perdre leur spécificité.
«Ce n’est pas parce que les hommes habitent certaines montagnes et rivières qu’ils forment un peuple, disait Johann Gottlieb Fichte, mais au contraire, les hommes habitent ensemble parce qu’ils étaient déjà un peuple par une loi de la nature qui est bien supérieure.»
L’idée de frontières naturelles peut être aussi nocive que le principe de races. Avec ces idées, on peut justifier toutes les violences, nous lance Renan en guise d’avertissement. Les frontières et les superficies ne sont pas sacrées, elles sont au service de l’homme, et ce n’est pas l’homme qui devrait être sacrifié pour leur préservation.
L’histoire
La terre n’est donc que le support, le substratum comme dirait Renan. C’est l’homme qui incarne la raison d’être de la nation, ou son âme, pour reprendre encore les termes de sa conférence. Cet homme écrit ses affinités et ses aspirations en rédigeant son histoire avec une mémoire sélective axée sur une cause commune. Il se voit commémorer les mêmes héros et les mêmes martyrs, ce qu’il considère comme victoires et comme défaites et ce qu’il ressent comme joies, comme peines et comme souffrances.
Pour cette écriture, il est nécessaire de se souvenir ensemble, mais aussi d’oublier ensemble. Les Barbares ont soumis les populations européennes et nord-africaines de l’empire romain à coups de massacres impitoyables. Mais qui mentionne encore les excès commis par les envahisseurs normands, à titre d’exemple, eux-mêmes christianisés et dissous dans le reste de la population avec laquelle ils partagent désormais un patrimoine et un roman historique communs?
Ainsi l’histoire comme science froide, celle qui ne veut rien oublier, mais aussi celle qui proscrit tout ce qui manque de preuves concrètes, est l’ennemi de la construction nationale, et donc un danger pour l’humanité. Car la nation est encore une nécessité. On ne peut accélérer les mutations des systèmes politiques plus rapidement que l’évolution organique des sociétés. Celles-ci, dans leur structure actuelle, ont encore besoin de l’existence des nations, rappelle Renan dans sa conférence. Elles sont «la garantie de la liberté qui serait perdue si le monde n’avait qu’une loi et qu’un maître».
Le principe spirituel
Le peuple que Renan appelle «la chose sacrée» est à la base du principe spirituel qui conçoit la nation. Ni la géographie, ni la langue, ni la religion, ni aucune idéologie, ni les fleuves, ni les montagnes, ni rien de matériel ne peut engendrer cette valeur. Il s’agit d’une construction spirituelle nourrie à travers l’histoire, et que les autres composantes viennent seulement conforter. Il s’agit d’une culture et d’un héritage communs que tous consentent à transmettre et à faire valoir. «Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime, écrit encore Renan, les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes.»
La nation est légitimée par le peuple dont elle incarne le vœu. Elle est créée pour le besoin existentiel et le bien-être de ce peuple; elle n’est nullement une fin en soi. La nation n’est ni une superficie sacralisée, ni un territoire défini par des fleuves ou des chaînes de montagnes, ni une île, un continent ou une péninsule. Elle est la concrétisation de la «conscience morale» d’une «agrégation d’hommes, saine d’esprit», lit-on si explicitement dans le texte de la conférence.
La politique
Avec une grande part de clairvoyance, Renan reconnaît que rien n’est éternel, et que les nations évoluent comme les sociétés et l’humanité entière. Il prévoit des structures politiques nouvelles telles que ce qu’il appelle la «confédération européenne». Mais tout cela se doit de respecter le rythme naturel des choses et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Leur droit à l’autodétermination est une chose sacrée, qui dépasse toutes les considérations ethniques, géographiques, linguistiques, religieuses ou idéologiques.
Prouver que deux ou plusieurs communautés possèdent un patrimoine génétique commun et pratiquent la même langue, ne peut en aucun cas leur imposer la coexistence dans une structure politique qui s’avère létale pour au moins l’une d’entre elles.
«L’essence d’une nation, nous dit Renan, est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses.» Ils doivent pouvoir lire leur passé et leur futur de la même manière. Ils doivent pouvoir transmettre leur version de leur histoire romancée et projeter leur avenir selon leurs aspirations et leurs principes partagés par la société dans son ensemble. Toute structure étatique, tout régime politique, tout concept national, toute idéologie humaniste qui leur enlève cette possibilité porte atteinte à la liberté et au droit des peuples.
Pour Renan, «l’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours». Rien n’est immuable. C’est le peuple, constitué d’êtres libres, qui est sacré, non pas le pays, supposé le servir. Lorsque des doutes s’élèvent concernant un territoire, il convient de consulter la population locale, non pas les idéologues élitistes et les grands théoriciens. Lorsque des principes, aussi nobles soient-ils, deviennent mortels pour un groupe donné, c’est qu’ils ont perdu toute leur humanité pour se transmuer en idéologie.
Dans sa conférence «Qu’est-ce qu’une nation», donnée en 1882 à la Sorbonne, Ernest Renan cherche à définir ce concept en procédant d’un raisonnement par élimination. Il commence par écarter les notions de races et de langues par le recours à des exemples qui les discréditent d’emblée. Mais il y a encore d’autres critères à considérer, tels que la religion, la géographie, l’héritage, et donc l’histoire et la culture. Chacune de ces composantes peut conforter jusqu’à une certaine mesure la formation d’une nation, sans être nécessairement l’élément instigateur sur lequel elle repose et trouve sa raison d’être.
Portrait d’Ernest Renan par Antoine Samuel Adam-Salomon, c.1870. Photo tirée de Wikipedia
La religion
La religion ne peut pas définir la nation, surtout lorsqu’elle a été imposée par un vainqueur à un vaincu. Sinon, comment expliquer que les Kurdes sans terre ne se soient pas dissous dans le monde arabo-sunnite? Comment comprendre la volonté de deux peuples européens, de même langue et de même religion, de former des nations distinctes?
On ne peut que se demander aussi ce qui fait que des populations d’Afrique du Nord, qui ont adopté ou se sont vu imposer l’islam, et parfois même la langue arabe, se sentent encore aujourd’hui foncièrement amazighes? Si nous assistons à des conversions au christianisme dans plusieurs villages du Mont Atlas, et si nous y constatons un net renouveau de la langue amazighe, nous sommes d’autant plus enclins à vouloir comprendre ce qui, à l’origine, aurait provoqué ces bouleversements conscients à l’échelle de la société.
Les frontières ne sont ni immuables ni sacrées: carte de l’Europe centrale hier (en haut, © Archives Larousse) et aujourd’hui (en bas, photo tirée du site www.europa-planet.com).
La géographie
Comme les langues et les religions, les frontières naturelles ont joué des rôles prépondérants dans la constitution des nations, sans pour autant pouvoir les définir. Les frontières se déplacent alors que les entités nationales demeurent. L’Arménie a perdu le lac de Van et le mont Ararat, mais elle existe encore comme État-nation. Aucun pays n’a gardé ses frontières tout au long des siècles. Certaines régions sont même passées d’un pays à un autre, à plusieurs reprises, sans pour autant perdre leur spécificité.
«Ce n’est pas parce que les hommes habitent certaines montagnes et rivières qu’ils forment un peuple, disait Johann Gottlieb Fichte, mais au contraire, les hommes habitent ensemble parce qu’ils étaient déjà un peuple par une loi de la nature qui est bien supérieure.»
L’idée de frontières naturelles peut être aussi nocive que le principe de races. Avec ces idées, on peut justifier toutes les violences, nous lance Renan en guise d’avertissement. Les frontières et les superficies ne sont pas sacrées, elles sont au service de l’homme, et ce n’est pas l’homme qui devrait être sacrifié pour leur préservation.
L’histoire
La terre n’est donc que le support, le substratum comme dirait Renan. C’est l’homme qui incarne la raison d’être de la nation, ou son âme, pour reprendre encore les termes de sa conférence. Cet homme écrit ses affinités et ses aspirations en rédigeant son histoire avec une mémoire sélective axée sur une cause commune. Il se voit commémorer les mêmes héros et les mêmes martyrs, ce qu’il considère comme victoires et comme défaites et ce qu’il ressent comme joies, comme peines et comme souffrances.
Pour cette écriture, il est nécessaire de se souvenir ensemble, mais aussi d’oublier ensemble. Les Barbares ont soumis les populations européennes et nord-africaines de l’empire romain à coups de massacres impitoyables. Mais qui mentionne encore les excès commis par les envahisseurs normands, à titre d’exemple, eux-mêmes christianisés et dissous dans le reste de la population avec laquelle ils partagent désormais un patrimoine et un roman historique communs?
Ainsi l’histoire comme science froide, celle qui ne veut rien oublier, mais aussi celle qui proscrit tout ce qui manque de preuves concrètes, est l’ennemi de la construction nationale, et donc un danger pour l’humanité. Car la nation est encore une nécessité. On ne peut accélérer les mutations des systèmes politiques plus rapidement que l’évolution organique des sociétés. Celles-ci, dans leur structure actuelle, ont encore besoin de l’existence des nations, rappelle Renan dans sa conférence. Elles sont «la garantie de la liberté qui serait perdue si le monde n’avait qu’une loi et qu’un maître».
Le principe spirituel
Le peuple que Renan appelle «la chose sacrée» est à la base du principe spirituel qui conçoit la nation. Ni la géographie, ni la langue, ni la religion, ni aucune idéologie, ni les fleuves, ni les montagnes, ni rien de matériel ne peut engendrer cette valeur. Il s’agit d’une construction spirituelle nourrie à travers l’histoire, et que les autres composantes viennent seulement conforter. Il s’agit d’une culture et d’un héritage communs que tous consentent à transmettre et à faire valoir. «Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime, écrit encore Renan, les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes.»
La nation est légitimée par le peuple dont elle incarne le vœu. Elle est créée pour le besoin existentiel et le bien-être de ce peuple; elle n’est nullement une fin en soi. La nation n’est ni une superficie sacralisée, ni un territoire défini par des fleuves ou des chaînes de montagnes, ni une île, un continent ou une péninsule. Elle est la concrétisation de la «conscience morale» d’une «agrégation d’hommes, saine d’esprit», lit-on si explicitement dans le texte de la conférence.
La politique
Avec une grande part de clairvoyance, Renan reconnaît que rien n’est éternel, et que les nations évoluent comme les sociétés et l’humanité entière. Il prévoit des structures politiques nouvelles telles que ce qu’il appelle la «confédération européenne». Mais tout cela se doit de respecter le rythme naturel des choses et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Leur droit à l’autodétermination est une chose sacrée, qui dépasse toutes les considérations ethniques, géographiques, linguistiques, religieuses ou idéologiques.
Prouver que deux ou plusieurs communautés possèdent un patrimoine génétique commun et pratiquent la même langue, ne peut en aucun cas leur imposer la coexistence dans une structure politique qui s’avère létale pour au moins l’une d’entre elles.
«L’essence d’une nation, nous dit Renan, est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses.» Ils doivent pouvoir lire leur passé et leur futur de la même manière. Ils doivent pouvoir transmettre leur version de leur histoire romancée et projeter leur avenir selon leurs aspirations et leurs principes partagés par la société dans son ensemble. Toute structure étatique, tout régime politique, tout concept national, toute idéologie humaniste qui leur enlève cette possibilité porte atteinte à la liberté et au droit des peuples.
Pour Renan, «l’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours». Rien n’est immuable. C’est le peuple, constitué d’êtres libres, qui est sacré, non pas le pays, supposé le servir. Lorsque des doutes s’élèvent concernant un territoire, il convient de consulter la population locale, non pas les idéologues élitistes et les grands théoriciens. Lorsque des principes, aussi nobles soient-ils, deviennent mortels pour un groupe donné, c’est qu’ils ont perdu toute leur humanité pour se transmuer en idéologie.
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