Titulaire de la chaire d’hébreu, auteur d’une «Histoire du peuple d’Israël», chef de la campagne archéologique de Phénicie en 1860, Renan a enrichi au Levant ses observations, déjà acquises en Europe, sur les notions de culture et d’identité. Il cherche à saisir ce qui différencie une société d’une autre, comment définir un peuple et enfin, se demande-t-il, «qu’est-ce qu’une nation?»
Ernest Renan, qui s’est intéressé à l’origine de l’homme, des peuples et des sociétés, s’est interrogé sur l’essence des cultures, des civilisations et des nations. L’évolution de l’humanité était au cœur de ses intérêts, notamment la théorie de Charles Darwin concernant la sélection naturelle. De là, il passait vers des échelons successifs afin de regarder de plus près et chercher à déceler les caractéristiques ethnico-géographiques qui révèlent les liens entre les religions et leurs environnements naturels. Ainsi, constate-t-il, les peuples des régions boisées sont polythéistes et modèlent leur religion et leurs rites sur la diversité des saisons, alors que les sémites du désert sont plus enclins au monothéisme.
Mausolée d’Henriette Renan à Amchit. ©William Matar
La Vie de Jésus
Renan voulait aller toujours plus loin en tentant de comprendre l’origine des civilisations et des religions d’une manière positiviste. Cela l’a emmené au Levant où il a enrichi ses recherches sur la religion phénicienne, le judaïsme et même le christianisme. C’est à Ghazir qu’il a écrit la Vie de Jésus, qui lui a valu d’être suspendu de son poste de professeur d’hébreu au Collège de France pour blasphème et injure à la foi chrétienne. Il s’agissait du premier des sept volumes de son Histoire des origines du christianisme, parus entre 1863 et 1883.
Son positivisme l’a conduit vers une approche scientifique de la personne de Jésus, qui lui est apparu comme un révolutionnaire hors norme, un fondateur de la religion absolue, de la religion par excellence. Mais c’était un homme, somme toute, pas un Dieu. Renan aimait profondément et admirait Jésus sans pour autant le diviniser. Il a tenté de rencontrer sa réalité dans la vie quotidienne, celle des habitants du même pays. Il a visité le Levant, dont le Liban surtout, auquel il a éprouvé un attachement particulier. Il y a laissé sa sœur Henriette, il est vrai, mais il a aussi rencontré le passé biblique et antique à chaque pas, devant chaque visage et au son de chaque voix. La beauté des gens qu’il rencontrait les dimanches sur les places des églises, les chants liturgiques, la fraîcheur de la nature et l’accent des villageois venaient se combiner à ses découvertes archéologiques et à ses connaissances anthropologiques et linguistiques.
Le Liban
Il écrivait alors: «Sous le nom de syriaque, et identifié avec le dialecte des populations du Liban, le phénicien traversa le Moyen Âge.» La Phénicie n’avait pas disparu; elle était encore là, vivante. Rares sont ceux qui ont compris et ressenti le Liban avec autant d’intimité qu’Ernest Renan. Venu au Liban avec l’armée de Napoléon III, il y avait entrepris la première campagne archéologique avec sa Mission de Phénicie (Calmann-Lévy, 1864). Cet ouvrage est un trésor qui ne s’est pas limité à un seul pan de l’Antiquité, mais a englobé les découvertes phéniciennes, grecques, romaines, byzantines, franques et syriaques. En étudiant toutes ces strates, Renan a compris la porosité qui caractérise ces périodes entrelacées. Elles se continuent et se complètent. La culture locale est à la rencontre de chacune d’elles. Le phénicien assimile l’araméen avant de s’ouvrir au grec. L’araméen s’hellénise et se christianise pour engendrer le syriaque, et tout cela résonne encore dans le «dialecte des populations du Liban».
Renan ne connaît pas forcément le phénicien, mais il maîtrise une autre forme du cananéen qu’est l’hébreu. Il emploie d’ailleurs l’écriture hébraïque pour transcrire les épigraphes phéniciennes dans sa Mission de Phénicie. Ses connaissances en cananéen lui permettent alors de distinguer les similitudes dans le syriaque liturgique qu’il entend, ainsi que dans le parler dialectal qu’il rencontre à travers les montagnes.
Mais Renan a aussi compris l’influence de la nature sauvage et des gorges profondes du Liban sur la religion phénicienne et sur le christianisme maronite. Autant le culte païen semble avoir puisé dans la brutalité des vallées sombres et escarpées, autant la douceur des pentes méditerranéennes imprègnent-elles le rite chrétien et la personnalité de leurs montagnards.
Qu’est-ce qu’une nation?
Titulaire de la chaire d’hébreu, auteur d’une Histoire du peuple d’Israël, chef de la campagne archéologique de Phénicie en 1860, ayant visité la Grèce et l’Asie mineure en 1865, Renan a enrichi ses observations déjà acquises en Europe sur les notions de culture et d’identité. Qu’est-ce qui différencie une société d’une autre, et comment définir un peuple? «Qu’est-ce qu’une nation?» cherchait-il encore à comprendre dans une conférence donnée, en 1882, à la Sorbonne.
La notion d’État-nation était un concept encore assez récent. Dans l’Antiquité, pour les Phéniciens comme pour les Grecs, l’appartenance était relative à une cité et à son territoire immédiat. Pour les Romains, les Byzantins et les Ottomans, c’est l’empire qui effaçait toute autre considération. Mais le XIXᵉ siècle est celui du grand questionnement: la nation est-elle une communauté de race, de langue ou de religion? Est-elle forcément définie par des frontières naturelles?
Relevés des inscriptions syriaques de Kfifén, Ilige et Smar-Jbeil, dans «Mission de Phénicie» (Calmann-Lévy, 1864). ©Dessins d’Édouard Lockroy
La race
La race est ce qui est le moins apte à définir la nationalité. L’Empire romain avait remis en question cette notion en privilégiant la cité ou la province, indépendamment de l’origine de ses habitants. Le christianisme, dans son caractère universel, lui a porté le coup de grâce. En Orient, lorsque la Provincia Syria christianisée élaborait sa nouvelle langue syriaque, elle ne faisait pas de distinction entre Phéniciens, Araméens ou Grecs. En Occident, les invasions barbares dessinaient les frontières entre leurs royaumes respectifs sans tenir le moindre compte des données ethniques.
La France sera ainsi celtique, ibérique et germanique, nous dit Renan; l’Allemagne sera germanique, celtique et slave; l’Italie rassemble Gaulois, Étrusques, Pélasges et Grecs; les Îles Britanniques offrent un mélange de sang celtique et germain. Pour Renan, le critère racial est une chimère. Il rappelle combien «l’étude de la race est capitale pour le savant qui s’occupe de l’histoire de l’humanité, alors qu’elle ne peut avoir d’application en politique».
Plus récemment, le chercheur Pierre Zalloua, connu pour ses travaux sur les génomes phéniciens et même maronites, n’a eu de cesse de répéter que ses découvertes ne définissent en rien l’identité, puisque celle-ci demeure à valeur culturelle. Son travail sur l’ADN, précise-t-il, doit rester assimilable à celui des archéologues sondant le sol par couches successives. Les données obtenues ont le mérite de nous éclairer sur des événements, des strates, des dates et des déplacements, et non sur l’identité d’un groupe humain.
La langue
À considérer plusieurs expériences, la langue, pas plus que la race, ne semble pouvoir définir la nationalité. Renan s’appuie sur l’exemple suisse où coexistent trois langues, trois religions et quatre ethnies. Mais il relève aussi des cas de mutations linguistiques comme la Prusse qui parlait slave il y a encore quelques siècles, le Pays de Galles devenu anglophone, ou l’Égypte dont la langue s’est effacée devant l’arabe.
La langue ne peut définir la politique, même si son influence culturelle est indéniable. Un Brésilien n’est pas portugais, mais la langue portugaise qu’il pratique le projette incontestablement dans une identité culturelle latine et catholique. Par la langue anglaise qu’elle a adoptée, l’Amérique s’est construite sur un modèle anglo-saxon et protestant.
Très souvent, la langue a permis de dessiner les frontières entre les pays et a aidé à la genèse d’États-nations. Mais dans de nombreux cas, ce critère, à lui seul, n’était pas suffisant et pouvait même être absent. La question est donc de savoir si la religion, la géographie, l’histoire ou quelque autre critère peut définir la nature de la nation.
Ernest Renan, qui s’est intéressé à l’origine de l’homme, des peuples et des sociétés, s’est interrogé sur l’essence des cultures, des civilisations et des nations. L’évolution de l’humanité était au cœur de ses intérêts, notamment la théorie de Charles Darwin concernant la sélection naturelle. De là, il passait vers des échelons successifs afin de regarder de plus près et chercher à déceler les caractéristiques ethnico-géographiques qui révèlent les liens entre les religions et leurs environnements naturels. Ainsi, constate-t-il, les peuples des régions boisées sont polythéistes et modèlent leur religion et leurs rites sur la diversité des saisons, alors que les sémites du désert sont plus enclins au monothéisme.
Mausolée d’Henriette Renan à Amchit. ©William Matar
La Vie de Jésus
Renan voulait aller toujours plus loin en tentant de comprendre l’origine des civilisations et des religions d’une manière positiviste. Cela l’a emmené au Levant où il a enrichi ses recherches sur la religion phénicienne, le judaïsme et même le christianisme. C’est à Ghazir qu’il a écrit la Vie de Jésus, qui lui a valu d’être suspendu de son poste de professeur d’hébreu au Collège de France pour blasphème et injure à la foi chrétienne. Il s’agissait du premier des sept volumes de son Histoire des origines du christianisme, parus entre 1863 et 1883.
Son positivisme l’a conduit vers une approche scientifique de la personne de Jésus, qui lui est apparu comme un révolutionnaire hors norme, un fondateur de la religion absolue, de la religion par excellence. Mais c’était un homme, somme toute, pas un Dieu. Renan aimait profondément et admirait Jésus sans pour autant le diviniser. Il a tenté de rencontrer sa réalité dans la vie quotidienne, celle des habitants du même pays. Il a visité le Levant, dont le Liban surtout, auquel il a éprouvé un attachement particulier. Il y a laissé sa sœur Henriette, il est vrai, mais il a aussi rencontré le passé biblique et antique à chaque pas, devant chaque visage et au son de chaque voix. La beauté des gens qu’il rencontrait les dimanches sur les places des églises, les chants liturgiques, la fraîcheur de la nature et l’accent des villageois venaient se combiner à ses découvertes archéologiques et à ses connaissances anthropologiques et linguistiques.
Le Liban
Il écrivait alors: «Sous le nom de syriaque, et identifié avec le dialecte des populations du Liban, le phénicien traversa le Moyen Âge.» La Phénicie n’avait pas disparu; elle était encore là, vivante. Rares sont ceux qui ont compris et ressenti le Liban avec autant d’intimité qu’Ernest Renan. Venu au Liban avec l’armée de Napoléon III, il y avait entrepris la première campagne archéologique avec sa Mission de Phénicie (Calmann-Lévy, 1864). Cet ouvrage est un trésor qui ne s’est pas limité à un seul pan de l’Antiquité, mais a englobé les découvertes phéniciennes, grecques, romaines, byzantines, franques et syriaques. En étudiant toutes ces strates, Renan a compris la porosité qui caractérise ces périodes entrelacées. Elles se continuent et se complètent. La culture locale est à la rencontre de chacune d’elles. Le phénicien assimile l’araméen avant de s’ouvrir au grec. L’araméen s’hellénise et se christianise pour engendrer le syriaque, et tout cela résonne encore dans le «dialecte des populations du Liban».
Renan ne connaît pas forcément le phénicien, mais il maîtrise une autre forme du cananéen qu’est l’hébreu. Il emploie d’ailleurs l’écriture hébraïque pour transcrire les épigraphes phéniciennes dans sa Mission de Phénicie. Ses connaissances en cananéen lui permettent alors de distinguer les similitudes dans le syriaque liturgique qu’il entend, ainsi que dans le parler dialectal qu’il rencontre à travers les montagnes.
Mais Renan a aussi compris l’influence de la nature sauvage et des gorges profondes du Liban sur la religion phénicienne et sur le christianisme maronite. Autant le culte païen semble avoir puisé dans la brutalité des vallées sombres et escarpées, autant la douceur des pentes méditerranéennes imprègnent-elles le rite chrétien et la personnalité de leurs montagnards.
Qu’est-ce qu’une nation?
Titulaire de la chaire d’hébreu, auteur d’une Histoire du peuple d’Israël, chef de la campagne archéologique de Phénicie en 1860, ayant visité la Grèce et l’Asie mineure en 1865, Renan a enrichi ses observations déjà acquises en Europe sur les notions de culture et d’identité. Qu’est-ce qui différencie une société d’une autre, et comment définir un peuple? «Qu’est-ce qu’une nation?» cherchait-il encore à comprendre dans une conférence donnée, en 1882, à la Sorbonne.
La notion d’État-nation était un concept encore assez récent. Dans l’Antiquité, pour les Phéniciens comme pour les Grecs, l’appartenance était relative à une cité et à son territoire immédiat. Pour les Romains, les Byzantins et les Ottomans, c’est l’empire qui effaçait toute autre considération. Mais le XIXᵉ siècle est celui du grand questionnement: la nation est-elle une communauté de race, de langue ou de religion? Est-elle forcément définie par des frontières naturelles?
Relevés des inscriptions syriaques de Kfifén, Ilige et Smar-Jbeil, dans «Mission de Phénicie» (Calmann-Lévy, 1864). ©Dessins d’Édouard Lockroy
La race
La race est ce qui est le moins apte à définir la nationalité. L’Empire romain avait remis en question cette notion en privilégiant la cité ou la province, indépendamment de l’origine de ses habitants. Le christianisme, dans son caractère universel, lui a porté le coup de grâce. En Orient, lorsque la Provincia Syria christianisée élaborait sa nouvelle langue syriaque, elle ne faisait pas de distinction entre Phéniciens, Araméens ou Grecs. En Occident, les invasions barbares dessinaient les frontières entre leurs royaumes respectifs sans tenir le moindre compte des données ethniques.
La France sera ainsi celtique, ibérique et germanique, nous dit Renan; l’Allemagne sera germanique, celtique et slave; l’Italie rassemble Gaulois, Étrusques, Pélasges et Grecs; les Îles Britanniques offrent un mélange de sang celtique et germain. Pour Renan, le critère racial est une chimère. Il rappelle combien «l’étude de la race est capitale pour le savant qui s’occupe de l’histoire de l’humanité, alors qu’elle ne peut avoir d’application en politique».
Plus récemment, le chercheur Pierre Zalloua, connu pour ses travaux sur les génomes phéniciens et même maronites, n’a eu de cesse de répéter que ses découvertes ne définissent en rien l’identité, puisque celle-ci demeure à valeur culturelle. Son travail sur l’ADN, précise-t-il, doit rester assimilable à celui des archéologues sondant le sol par couches successives. Les données obtenues ont le mérite de nous éclairer sur des événements, des strates, des dates et des déplacements, et non sur l’identité d’un groupe humain.
La langue
À considérer plusieurs expériences, la langue, pas plus que la race, ne semble pouvoir définir la nationalité. Renan s’appuie sur l’exemple suisse où coexistent trois langues, trois religions et quatre ethnies. Mais il relève aussi des cas de mutations linguistiques comme la Prusse qui parlait slave il y a encore quelques siècles, le Pays de Galles devenu anglophone, ou l’Égypte dont la langue s’est effacée devant l’arabe.
La langue ne peut définir la politique, même si son influence culturelle est indéniable. Un Brésilien n’est pas portugais, mais la langue portugaise qu’il pratique le projette incontestablement dans une identité culturelle latine et catholique. Par la langue anglaise qu’elle a adoptée, l’Amérique s’est construite sur un modèle anglo-saxon et protestant.
Très souvent, la langue a permis de dessiner les frontières entre les pays et a aidé à la genèse d’États-nations. Mais dans de nombreux cas, ce critère, à lui seul, n’était pas suffisant et pouvait même être absent. La question est donc de savoir si la religion, la géographie, l’histoire ou quelque autre critère peut définir la nature de la nation.
Lire aussi
La nation, vue par Ernest Renan (2/2)
La nation, vue par Ernest Renan (2/2)
Lire aussi
Commentaires