La rue a son nom à dire
©Avenue Charles de Gaulle. ©DR
Dans ces temps où le pays nous échappe chaque jour un peu plus, il y a comme une urgence de retourner vers nos fondamentaux, de retrouver nos nécessaires, de nous reconnecter avec nos monuments, vestiges, richesses, fiertés nationales, en deux mots de récupérer notre territoire.

Enfants des rues… Au Liban, plus qu’ailleurs peut-être, la rue appartient à ses fils. La vie se vit dehors et, passée la porte de la maison, c’est sur le bitume que va se dérouler la journée. La rue n’a pas de limites, elle n’a pas non plus de règles à respecter. À Beyrouth, du moins. Les voitures envahissent les trottoirs, les marchands ambulants se promènent en long et en large, les commerçants s’approprient l’espace devant chez eux, les passants n’attendent aucune permission pour traverser, et les mendiants en font leur lieu de travail. On «prend la rue» comme on prendrait ses aises, sans hésiter, comme un acte inné.

Place de l’Étoile. ©DR

Chacun sa rue et la rue pour tous, qu’elle soit ruelle ou avenue, elle est à nous, devant chez nous et peu importe son nom au final puisqu’on la désignera comme on voudra. Là où il y a l’épicier, derrière le coiffeur, à l’intersection de l’arbre et des poubelles, parallèle à la station-service, en prolongement du furn. Pourtant chaque rue a un nom. Baptisée par les riverains, puis par les autorités en place, il faudra attendre les années 1950 puis 1960 pour que chaque rue reçoive un «vrai nom» joliment gravé sur une plaque émaillée bleue. Levez la tête quand vous marchez dans les rues, cherchez les noms, vous serez étonnés!

Étonnés, peut-être, mais pas vraiment surpris tant le nom de nos rues reflète la diversité culturelle de notre ville. Une ville soumise aux envies ou besoins d’urbanisme des différentes armées qui l’ont occupée. Ainsi au début du siècle, et sous occupation ottomane, l’aménagement des routes prenait bien son temps. Si la «route de Damas» avait été achevée pour permettre aux diligences de l’emprunter, la première voiture qui a fait son apparition en 1907, une Panhard-Levasseur appartenant à Alfred Sursock, n’avait que peu de choix de trajet. Quelques routes sont «carrossables» et la priorité est donnée au tramway qui prendra ses aises avec deux lignes qui desservent Beyrouth. Il faudra attendre 1915 pour que des artères soient percées au centre-ville dans le but de moderniser la vieille ville.

Rue Riad el-Solh. ©DR

Ce ne sera pas tâche facile tant les étroits chemins sont jonchés de maisons et de souks débordant d’enthousiasme. Mais il faut faciliter l’accès au port et la circulation au centre et finalement les travaux des futures rues Allenby, Foch et Fakhreddine sont entamés. Les artères seront achevées au début du mandat français et la Foire de Beyrouth, en 1921, qui se tient rue Allenby, voit un centre-ville bien plus moderne, éclairé et propre. De nouvelles rues seront percées, d’anciennes rues élargies et le réseau routier de la ville se dessine nettement. L’asphaltage se poursuit en 1926, les pavés sont posés et circuler autour du centre névralgique devient plaisant, aussi bien pour les automobiles que pour les passants.

Alors que Beyrouth noue avec l’esprit des grands boulevards, une large corniche se dessine pour longer la mer et les places grouillantes de chalands deviennent des places dessinées au millimètres près, comme la Place de l’Étoile, entamée en 1929, calquée sur celle de Paris avec une étoile en moins. Durant cette période riche en urbanisme, les noms des rues continuent à être tributaires des politiques internes. Ainsi, et pour montrer l’exemple, la rue Darb el-Nahr, appelée ainsi par les riverains, devient sous les Ottomans rue Mahmoud Chaoukat Pacha, puis sous le mandat français rue Gouraud du nom du général Gouraud, premier haut-commissaire nommé par les Français en 1919.


L’asphaltage et l’aménagement des routes se poursuivra jusqu’à l’Indépendance. L’éclairage des routes également et les trottoirs font leur apparition puisque, routes ou boulevard, les Beyrouthins savent que c’est toujours dans la rue que tout se passe. Et l’animation ne fait pas défaut même si les routes sont de plus en plus larges, de plus en plus empruntées, de plus en plus rapides. Il faudra beaucoup de patience à la municipalité pour interdire à plusieurs reprises l’étalage de marchandises sur le bord des routes, les volailles et le bétail qui se promenaient sans complexe, les marchands ambulants partout où se trouve la vie et les mendiants de tous âges sautillant d’un bas-côté à l’autre.

En 1943, quelques années avant leur départ, les Français achèvent de baptiser certaines rues, places et avenues. Rue de France, avenue des Français, avenue du Général de Gaulle, place de l’Étoile, rue Foch, Allenby, Georges-Picot, Trabaud… plus de vingt noms français s’inscrivent sur des plaques et tout naturellement dans un Beyrouth un peu beaucoup francophone. Beyrouth qui grandit de part et d’autre et qui voit sa population passer à plus de 400.000 habitants, en 1946, avec une vraie course contre la montre entre la construction de nouvelles habitations et le percement de nouvelles routes. Le plan Écochard s’applique et les artères de la ville se dessinent. Mais ce n’est pas parce que la ville se modernise que les habitudes de «rues où l’on vit» se perdent.

La municipalité aura beau faire, les plans urbanistiques auront beau se développer, on battra les tapis sur les balcons, on étendra la lessive sur les fils, on étalera la marchandise sur les trottoirs, on descendra le panier au marchand ambulant qui vante ses produits dès l’aube et on plantera des tomates au coin des rues. Mais les nouvelles autorités en place dans ce Liban enfin majeur sont pressées de faire de Beyrouth une capitale «modèle». Interdit donc la mendicité, les klaxons, les cris des marchands, la musique dans les échoppes et les saletés au bord des routes. On modernise et on élargit les voies puisqu’il y aura de plus en plus de voitures, de plus en plus de taxis et quelques autobus. Les agents de la circulation de plus en plus rôdés tentent en vain, bien souvent, de contenir tous ces promeneurs qui continuent à faire «comme chez eux» dans les rues.

Rue des arts et métiers. ©DR

Nous sommes au début des années 1950 et il est décidé de numéroter les rues de Beyrouth, mais aussi de tenter de leur donner des noms plus «libanais». La municipalité divise la ville en 49 zones correspondant aux 49 quartiers recensés et octroie un numéro à chaque zone. Les rues et les immeubles auront aussi des numéros. La corniche aura donc le numéro 1. On éliminera beaucoup de noms étrangers à ce nouveau Liban, on gardera le nom des savants, des hommes de lettres et de tous les bienfaiteurs de l’humanité et on baptisera ou rebaptisera des rues avec des noms bien de chez nous. La décision est prise. Entretemps les avenues Fouad Chéhab et Béchara el-Khoury, et le boulevard de Mazraa sont inaugurés, et les premiers feux tricolores font leur apparition. Ce qui n’empêche pas les agents de circulation, la police, de faire du zèle. Et alors que dans le reste du pays, les autoroutes et les grandes avenues dégorgent les sorties et les entrées vers la capitale nouvellement éclairée de pylônes, c’est en janvier 1958 que quelques rues aux noms français seront finalement débaptisées: adieu rue de Bordeaux, rue de Nancy, rue Pétain, rue d’Alger. On gardera la rue de la Marseillaise, la rue Gouraud et la rue Verdun, même si le nom Verdun disparaîtra plus tard des cadastres.

Alors que Beyrouth brille de mille feux dans les années 1960, la capitale peut être fière de son infrastructure routière. Feux tricolores, éclairage judicieux, kiosques de police à chaque carrefour, on a tout pour plaire et, en février 1963, grand chambardement municipal, les 965 rues de Beyrouth vont enfin toutes recevoir un nom qui sera inscrit sur une nouvelle plaque émaillée venue tout droit des Émailleries Saint-Jean de la région parisienne. On gardera quelques noms anciens bien sûr, on supprimera les noms d’hommes politiques étrangers et surtout la décision est prise de ne jamais donner aux rues le nom de personnalités encore vivantes. Si plus de 230 rues garderont leurs noms anciens, de nouveaux noms viendront s’ajouter. Noms de pays d’émigration, quelques noms de femmes (pas plus de 15), des noms arméniens, des artistes, hommes de lettres et journalistes libanais, des villes arabes ou méditerranéennes, des orientalistes, il aura fallu beaucoup de temps et de réflexion pour arriver à concilier les décideurs. Comme quoi au Liban, on n’est jamais d’accord sur qui est le héros de qui.

Et le travail s’étendra sur plusieurs années durant lesquelles on baptisera et débaptisera les rues avec plus ou moins de succès, mais, fait notable, même avec les noms établis et les plaques bleues bien visibles, les habitants de cette drôle de ville continueront à appeler comme ils veulent «leurs» rues et surtout ne les appelleront pas, continuant à évoquer plutôt l’épicier ou le couturier, le coiffeur ou le cordonnier comme si finalement ce qui était le plus important demeurait l’élément humain dans ces rues où l’on tente encore, malgré l’invasion du béton, les nouveaux noms qui n’ont rien de libanais, la pollution écrasante et le bruit incessant, de faire comme «chez soi».
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