Le sort des dépôts bancaires
Le sort des dépôts bancaires a été au centre de tous les plans et projets de loi soumis depuis le déclenchement de la crise. Autant de tentatives qui, au lieu de chercher à sauver les dépôts, les mettent en danger de disparition. Voici les tenants et les aboutissants de ces tentatives.*

1. Le gouvernement libanais a fixé à 72 milliards de dollars ce qu’il a appelé le «trou» («al fajwa») du secteur bancaire, c’est-à-dire la Banque du Liban (BDL) et les banques commerciales. Le terme «trou», utilisé par le gouvernement, est intéressant en ce qu’il ne correspond à aucune donnée juridique, comptable ou financière. De ce flou linguistique a découlé, depuis 2019, un flou juridique autour du diagnostic et des solutions proposées.

2. Le gouvernement a expressément reconnu que le «trou» est dû à ses propres actions et à celles de la BDL. Cela est manifeste dans les termes utilisés: «politiques financières désorganisées»; «énormes pertes subies par la BDL comme conséquence d'opérations financières qu’elle a entreprises dans le but d’attirer des flux de capitaux pour maintenir un taux de conversion fixe (de la LL) et pour financer le déficit du budget de l’État»; etc. (dixit le gouvernement).

3. Le bilan de la BDL et le bilan consolidé des banques libanaises, tels qu’établis par la Banque mondiale, montrent que la valeur des «dépôts» des banques commerciales auprès de la BDL correspondait à la valeur des dépôts des déposants auprès des banques. Il existe donc deux blocs de dettes: dettes de la BDL et de l’État conjointement et solidairement en faveur des banques; et dettes des banques en faveur des déposants. Le lien entre ces créanciers et débiteurs est clair; et les droits et dettes de chacun d’eux sont également clairs.

4. L’État est l'unique propriétaire de la BDL (article 15 du Code de la monnaie et du crédit), et il est par ailleurs expressément tenu d’en couvrir le déficit et les pertes (article 113 du Code). Il est évident que ce que la BDL a dépensé ne l’a pas été pour ses besoins propres, mais pour couvrir les besoins de l’État.

5. Il existe donc des «dépôts» (placements, réserves, etc.) pour les banques auprès de la BDL; et il existe un «trou» dont l’État a reconnu la responsabilité, conjointement et solidairement avec la BDL. L’équation est donc la suivante: soit que la BDL rembourse aux banques leurs dépôts auprès d’elle et que l’État prenne en charge le fardeau du «trou», et alors il serait possible que les déposants récupèrent éventuellement tout ou partie de leurs dépôts auprès des banques; soit, au contraire, que la BDL ne rembourse pas leurs dépôts aux banques et que l’État ne prenne pas en charge le fardeau du «trou», et alors, en toute certitude, les déposants ne récupéreront pas leurs dépôts.

6. La position de l’État est claire, expresse, et publique, depuis le projet Lazard d’avril 2020: l’État ne veut pas du tout supporter le fardeau du «trou», comme il ne veut pas que la BDL rembourse leurs dépôts aux banques. «Annulation des dépôts»; «Dilapidation de la propriété (des dépôts)»; «Réduction de la valeur des placements des banques auprès de la BDL»; «Participation de l’État» au comblement du «trou» avec un montant ridiculement bas et non monétaire (en bons du trésor) d'une valeur de 2,5 milliards de dollars (représentant à peine 3% du «trou»), sont des expressions utilisées par l’État dans ses plans, communiqués et projets de lois (le dernier en date, et le plus dangereux car légalisant l’annulation des dépôts, étant le projet de loi sur le rééquilibrage du secteur financier – Gap Resolution Law).

7. Par conséquent, l’État a décidé de s’autooctroyer un quitus et d'en octroyer un à la BDL, se libérant ainsi de toute responsabilité, et de faire supporter aux déposants l'entièreté du lourd fardeau du «trou»: annulation des dépôts auprès de la BDL; annulation des dépôts des déposants auprès des banques; et remise à zéro des compte(ur)s.


8. Les gouvernements successifs ont établi des plans et proposé des projets de lois, sans jamais rendre publics (s’ils existent) les rapports des trois sociétés étrangères avec lesquelles ils avaient contracté en septembre 2020: Alvarez & Marsal, KPMG et Oliver Wyman. Seuls ces rapports sont de nature à donner des chiffres crédibles. On est en droit de se demander d’où l’État a sorti les chiffres suivants: 72 milliards de dollars pour le «trou»; 2,5 milliards de dollars pour la participation de l’État au comblement du «trou»; 100 000 dollars pour déterminer ce qui est arbitrairement qualifié de «petits comptes» (estimés à plusieurs dizaines de milliards de dollars); besoins des étudiants à l’étranger. Et puis, on peut également se demander quel est le montant ou la proportion de la lirification, du Haircut (ponction), ou de la réduction de valeur des placements des banques auprès de la BDL. Enfin et surtout, on se demande comment, en l’absence totale de chiffres crédibles, les représentants de la Nation peuvent discuter, au Parlement, de projets de lois qui ont pour principal soubassement les chiffres.

9. C’est un cas unique en son genre, dans lequel une personne (le déposant) supporte sur ses biens la responsabilité d'actes qu’il n’a pas commis et dont il n’est même pas le (seul) bénéficiaire. S’il existe dans l’équation une seule partie qui n’est pas responsable du «trou», c'est bien le déposant. L'État est responsable; la BDL est responsable; les banques sont responsables – chacun dans une proportion qu’il est tout à fait possible de déterminer. Le déposant, quant à lui, n’est pas responsable, mais, par magie, il se voit allouer seul l’intégralité du fardeau du «trou».

10. S’il est un point fondamental qu’il faut établir, ce serait le suivant: toutes les personnes résidant sur le territoire libanais ont profité du «trou». Tous les résidents ont en effet tiré profit du financement de l’État; de la subvention de l'électricité, du téléphone et du médicament; du maintien du taux de conversion de la LL; etc. Il n'est donc que logique et équitable de ne pas faire supporter aux seuls déposants tout le fardeau du «trou», et d'appeler l’État à assumer ses responsabilités à l’égard des déposants (qui, en tant que citoyens, sont dignes de protection).

11. L’hérésie de la distinction entre «grands» et «petits» dépôts (plutôt que légitimes et illégitimes) est dénuée de toute valeur juridique et éthique, et relève d’une posture politique et dogmatique. L’invention de concepts, tels que la «hiérarchie des responsabilités» en dehors de tout cadre légal, pèche du même travers. Ces hérésies et invention sont, en outre, dénuées de toute valeur économique, puisque de très nombreux «grands» (et légitimes) dépôts sont la propriété de secteurs économiques et sociaux vitaux pour l'économie libanaise, sans lesquels aucun redressement ne serait possible: usines, hôpitaux, importateurs, syndicats et ordres, caisses mutuelles, etc. Aucune distinction (discrimination) entre Libanais n’est permise: c’est ce que la Constitution (article 7) prévoit, et c’est ce que le Conseil constitutionnel a rappelé dans un arrêt rendu tout récemment, en décembre 2022. S'il est exact de dire, comme le font certains, que les biens de l’État sont la propriété de tous les Libanais, et non pas celle des seuls déposants, il est tout aussi exact de dire, comme nous le faisons, que le «trou» est la responsabilité de tous les Libanais et non pas celle des seuls déposants: égalité des droits et égalité des charges. Il est important de relever que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) considère que les dépôts bancaires constituent un bien protégé par la Convention européenne des droits de l’homme. La CEDH va jusqu’à lier la question aux droits fondamentaux des déposants. L’État libanais doit en tirer une leçon.

12. En présence de la crise systémique qui secoue le Liban, les appels faits par certains de mettre les banques «en faillite» (lato sensu) et de leur appliquer les lois de 1967 (qui ont été promulguées pour des cas individuels de cessation de paiements) manquent de fondements juridiques et comptables. Plus encore, ces appels portent préjudice aux déposants, puisque le sort de chaque dépôt va dépendre de chaque banque prise séparément, alors même que le sort de toutes les banques est directement lié à un fait unique et commun: le «trou». Et à ceux qui appellent à la mise en faillite des banques, il est légitime de demander s’ils ont fait l’exercice de calculer le montant total consolidé des récupérations qui seraient disponibles aux déposants après la mise en faillite de toutes les banques et, dans l’affirmative, s’ils ont comparé ce montant au «trou» de 72 milliards de dollars. Ces simples calculs permettent de mettre les choses en perspective. Par ailleurs, la mise en faillite de la totalité des banques hypothéquerait pour très longtemps la possibilité même d’une relance de l’économie nationale.

13. Personne ne réclame la mise en vente des biens de l’État, mais seulement leur exploitation et leur gestion d’une manière qui permette le comblement équitable du «trou». La question ne doit pas être traitée sur des bases politiques et dogmatiques, mais sur de pures bases juridiques et économiques.

(*) Nasri Diab est professeur de droit et avocat aux Barreaux de Beyrouth et de Paris. Ce texte est un résumé (Executive Summary) d’une étude de 30 pages sur le «Sort des dépôts bancaires – Du plan Lazard à la Loi de rééquilibrage du système financier libanais», préparée par le professeur Nasri Diab, en langue arabe, dont le texte intégral est disponible en PDF ici même en attaché.

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