La cosmogonie phénicienne de Sanchoniathon 
Converti en archéologue au IIIᵉ siècle, Sanchoniathon s’en est allé recopier les textes des stèles à travers les cités et les montagnes de Phénicie. Grâce à ces documents, il a pu reconstituer la cosmogonie qui traite de la création du monde et du Liban, ainsi que de la nature des divinités phéniciennes.

Au IIIᵉ siècle avant Jésus-Christ, à l’époque séleucide (312-64), un Phénicien du nom de Sanchoniathon se trouvait confronté à une prépondérance de la culture et de la civilisation grecque. Bien qu’hellénisé comme la plupart des Phéniciens de son époque, il ne pouvait se résigner à voir disparaître son histoire et son héritage. Pris par un sentiment de patriotisme, il essayait de reconstituer les fragments de son patrimoine et de le fixer dans l’écriture afin de pouvoir le transmettre.

La stèle phénicienne de Yéhawmilk, roi de Byblos, dédiée à Baalet Guebal, 450 av. JC., musée du Louvre. Photo Wikipédia

Une renaissance phénicienne

C’est paradoxalement au contact de la culture grecque, de plus en plus dominante et largement assimilée, que les Phéniciens ont ressenti le besoin d’affirmer leur identité, provoquant une certaine renaissance. Pour Sanchoniathon, il était primordial de retrouver ses origines et de défendre la version phénicienne de l’histoire, de la mythologie, de la cosmogonie et de la religion.

Mais, face à la carence en bibliothèques, dans un pays qui avait inventé et livré au monde l’alphabet, Sanchoniathon s’est converti en historien archéologue. Il s’en est allé recopier les textes gravés sur les stèles sacrées à travers les cités et les montagnes de Phénicie. Grâce à ces documents et aux quelques récits transmis oralement, il a pu reconstituer les huit cosmogonies qui traitent de la création du monde et du Liban ainsi que de la nature de ses divinités. Et, à une époque où prédominaient l’araméen et le grec, Sanchoniathon a volontairement rédigé son ouvrage en langue phénicienne.

La version originale a malheureusement disparu, de même que sa traduction en grec par Philon de Byblos. C’est Ernest Renan qui a réussi à restituer le texte des huit cosmogonies en recourant aux extraits qui nous sont parvenus par l’intermédiaire de Porphyre et d’Eusèbe de Césarée. Renan a présenté cette reconstitution dans un ouvrage de 1858 intitulé L’Origine et le caractère véritable de l’histoire phénicienne qui porte le nom de Sanchoniathon (Académie des inscriptions et Belles-Lettres).

Le recours à différents textes antiques est trahi par les phénomènes de reprise de certaines formules et par les répétitions des mêmes idées en début de chaque cosmogonie. Pour cette raison, Renan considère Sanchoniathon comme un compilateur n’omettant rien de toutes les données que lui avaient offertes les sites libanais. Nous remarquons d’ailleurs des contradictions, particulièrement dans la huitième cosmogonie où certains faits semblent faire abstraction des chapitres précédents.

Philon de Byblos

L’authenticité a été encore plus altérée lorsqu’à l’époque d’Adrien (117-138), un autre phénicien, Philon de Byblos, a procédé à la traduction de l’ouvrage. Philon était, lui aussi, animé d’un sentiment de patriotisme, et comme beaucoup de ses compatriotes, il nourrissait une certaine jalousie vis-à-vis des Romains dont la culture finissait par éclipser celle de la Phénicie. Cet état d’esprit était commun à tout l’Orient et rappelle les conditions dans lesquelles Philon le Juif écrivait, lui aussi, des récits historiques pour affirmer la valeur de son peuple face au monde hellénistique.

L’envie de glorifier sa civilisation, s’ajoutant à un manque de maîtrise de sa langue phénicienne, se reflètent dans le travail de Philon de Byblos démasquant sa culture grécophone. Néanmoins, malgré les quelques erreurs que ce dernier a greffées au récit de Sanchoniathon, son ouvrage grec reste assez fidèle à l’original phénicien. C’est au fait, au niveau de la forme que Philon a fait perdre à l’histoire phénicienne un certain archaïsme sémitique. Quant au contenu, s’il ne nous permet pas d’apprécier l’atmosphère intellectuelle de l’Antiquité phénicienne, il reste pour nous un précieux témoin de la Phénicie tardive, fortement hellénisée et romanisée.

Malgré les nombreuses altérations que le texte original a subies, l’esprit cananéen demeure omniprésent. Plusieurs idées et interprétations n’avaient de sens pour Ernest Renan, qu’une fois restituées en syriaque, en phénicien ou dans une langue proche telle que l’hébreu. De plus, le contenu est très indicateur de la mentalité sémitique ou orientale en général, et révèle de fortes similitudes entre la cosmogonie phénicienne et la genèse des Hébreux, notamment dans le principe de l’évhémérisme qui divinise des patriarches et des rois.

Porphyre et Eusèbe

Pour Renan, «c’est à la controverse religieuse, si vive aux IIIᵉ et IVᵉ siècles, que nous devons la conservation de ce monument, auquel notre pauvreté, bien plus que ses qualités intrinsèques, donnent tant de prix». Durant cette période, on assistait à des polémiques entre païens et chrétiens. C’est ainsi que pour discréditer l’histoire mosaïque, Porphyre se référait, tout en soulignant son authenticité, à «une mythologie phénicienne attribuée à Sanchoniathon et traduite en grec par Philon de Byblos».

Ironiquement, nous dit encore Renan, l’évêque Eusèbe de Césarée allait se servir de cette même source légitimée par son adversaire, pour contrecarrer les arguments de Porphyre et confondre le paganisme et son immoralité.

Stèles de Tyr (n°188 et 189) et de Sidon (n° 190), comportant le disque de Hélios ailé, emblématique des stèles et temples phéniciens. ©Mission de Phénicie, Calmann-Lévy, 1864; dessins d’Édouard Lockroy.

La religion phénicienne

La religion phénicienne paraît presque identique à celle de la Mésopotamie. Pour Renan, elle pourrait presque être perçue comme une version occidentale de la civilisation babylonienne. La Triade constitue l’élément principal des croyances de ces deux civilisations et la prostitution sacrée de certaines prêtresses reste une de leurs pratiques assez caractéristiques. Pour en venir au rapport entre les mythologies phénicienne et égyptienne, nous ne pouvons qu’insister sur la présence expressive de Thot. Ce dieu emprunté à l’Égypte est celui qui écrit l’histoire pour la léguer aux générations suivantes.

Les échanges culturels avec les Grecs semblent être encore plus déterminants. C’est sous l’influence de la Grèce que L’histoire phénicienne a été écrite. C’est la Grèce qui a donné au peuple du Liban le nom de Phéniciens, et à Guebal, celui de Byblos. La légende d’Europe n’est autre que le reflet mythologique de la complémentarité gréco-phénicienne avec la fille d’Agénor roi de Tyr, Europa qui a donné son nom au continent, son frère Cadmus porteur de l’alphabet, et Adonis adopté par le panthéon grec.

Pour Renan, la cosmogonie phénicienne garde, malgré tout, une saveur foncièrement sémitique. Elle est encore plus proche de la Mésopotamie chaldéenne avec laquelle elle partage un esprit scientifique, alors que la genèse des Hébreux est plutôt caractérisée par un haut degré de «spiritualisme et de simplicité». Mais indépendamment de ces nuances, Renan dénote que parmi toutes les traditions de l’Orient antique et jusqu’aux premiers siècles du christianisme, nous observons un «syncrétisme des mythologies grecque, égyptienne, persane, babylonienne, phénicienne, et des traditions hébraïques».




Extraits choisis dans chacune des huit cosmogonies de Sanchoniathon


Première cosmogonie 

Au commencement était le Chaos et le Chaos était ténébreux et troublé, et le Souffle planait sur le Chaos.

Et le Chaos n’avait pas de fin, et il fut ainsi durant des siècles de siècles.

Et le Souffle aima ses propres principes, et il se fit un mélange, et ce mélange fut appelé Désir.

Et le Désir fut le principe de la création de tout. Et le Souffle ne connaissait pas sa propre création.

Deuxième cosmogonie 

Au commencement était le chaos.

Et le souffle planait sur le chaos.

Et le souffle et le chaos se mêlèrent, et Môt naquit.

Et de Môt sortit toute semence de création, et Môt fut le père de toute chose.

Et Môt avait la forme d’un œuf.

Et le soleil, et la lune, et les étoiles, et les grandes constellations brillèrent.

Et il y avait des êtres vivants privés de sentiment, et de ces êtres vivants naquirent des êtres intelligents, et on les appela Zophésamin.

Et les hommes, mâles et femelles, commencèrent à mouvoir.

Troisième cosmogonie


Au commencement était le Chaos.

Et le Souffle planait sur le Chaos.

Et le Souffle engendra le Vent du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest.

Et le Chaos et le Vent de l’Ouest s’unirent, et ils donnèrent le jour à Oulom et à Kadmon.

Et de ceux-ci naquirent Tholedeth et Moledeth, des hommes et des femmes.

Et ils habitaient d’abord la Phénicie, et ils adoraient Beelsamin.

Quatrième cosmogonie

Oulom et Kadmon engendrèrent des fils qui s’appelaient Lumière, Feu et Flamme; et ceux-ci inventèrent l’usage du feu.

Et ils eurent des fils qui s’appelèrent Casius, Liban, Anti-Liban et Thabor, et ils étaient des géants sur la terre.

Et de ceux-ci naquirent Samemroum et Ouso.

Et Samemroum habita dans l’île de Tyr.

Et Samemroum eut des fils et des filles, et de lui naquit Sidon qui inventa la pêche et la chasse, et fut père des Sidoniens.

Cinquième cosmogonie

Chusor établit l’ordre et l’harmonie dans le monde.

De lui naissent Kaïn et Adam.

Sixième cosmogonie 

Et d’eux naquirent des titans et des géants.

Et d’eux naquirent Amine et Mag, qui inventèrent l’agriculture.

Et d’eux naquirent Misor et Sydyk.

Et de Misor naquit Thoth qui inventa les lettres.

Septième cosmogonie

Élion et Baal-Bérite, dieu suprême.

Il produit Adam et la race des hommes.

Ceux-ci demeurent d’abord à Byblos.

Huitième cosmogonie

Élion le Très-Haut produit le Ciel et la Terre.

Le Ciel et la Terre engendrent El, Bethel, Dagon, Atlas, adultère du Ciel.

El, par les conseils d’Athénée et de Thoth, invente la harpe et la lance.

El construit la ville de Byblos.

Le Ciel essaye de séduire El au moyen de ses trois filles, Astarté, Rhéa et Baalti, puis par Imarméné et Hora.

Le Ciel invente les Bétyles, pierres vivantes. 

Dagon invente la culture du blé et la charrue.

De Sydyk et de l’une des Titanides naît Eschmoun.

La 32ᵉ année de son règne, El mutile le Ciel, dont le sang teint les rivières et les fontaines.

El donne la ville de Byblos à Baalti, Beryte à Posidon, Sidon aux Cabires.

Thoth invente les images des dieux, les caractères sacrés, les emblèmes religieux, et crée les insignes de la royauté d’El.

Les sept Cabires et leur frère Eschmoun écrivent toutes ces choses par l’ordre de Thoth.
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