Une histoire du Mont-Liban au Vᵉ siècle, avec Abraham de Cyr
Le Mont-Liban, dépourvu de terres agricoles, ne semblait intéresser personne. Il restait isolé entre ses gorges profondes et ses sommets enneigés. Les envoyés de Byzance n’ont pas réussi à ouvrir la moindre brèche dans ces montagnes, alors que le littoral phénicien leur était tout acquis. Ce sont donc des missionnaires plus provinciaux, d’une culture commune et de langue syriaque, qui allaient pouvoir s’introduire dans ces vallées inhospitalières.

Si l’histoire officielle du Liban raconte la période phénicienne païenne et le Liban moderne de la principauté, elle accuse volontairement un néant absolu sur la période intermédiaire, celle justement de la christianisation de la Phénicie et de ses montagnes. Dans les années 1980, un moine antonin, le père Jean Sader, était parti à la recherche de cette histoire intentionnellement occultée.

Le monastère antonin de Mar Achaya (Saint Isaïe), à Broumana. ©Amine Jules Iskandar

Le père Jean Sader

En une journée sombre et glaciale de l’hiver 1989, le clocher du monastère antonin de Saint-Isaïe (Mar Achaya) à Broumana commençait à peine à déchirer le brouillard dense qui enfouissait la montagne. Je traversais la forêt givrée en montant vers le sommet pour y rencontrer le père Jean Sader, ou Yohanna en syriaque. Le couvent était à peine visible. Mais une fois sur place, les branches des cèdres commençaient à se détacher de la brume. Je m’introduisais vers le cloître dominé par les mégalithes phéniciens qui composent la porte de l’église monacale.

Les mégalithes phéniciens de l’église Mar-Achaya, Broumana. ©Amine Jules Iskandar

De là, on m’invitait dans un salon baigné d’une lumière froide bleutée qui se glissait de l’extérieur. Le brouillard semblait lui aussi s’y inviter. Dans ce décor hors du temps, je voyais se rapprocher doucement la silhouette d’une coule noire de moine antonin. Un visage souriant, bien protégé sous son capuchon, m’apparaissait enfin à la faible lumière rasante. C’était là ma première rencontre avec le père Jean Sader. Le bleu de ses yeux était encore plus profond que toute l’atmosphère bleutée qui ensevelissait, en ce jour-là, les pentes boisées du Liban et la pierre calcaire du monastère.

Après les présentations, ce moine m’a parlé de son dernier voyage en Europe où, lors d’un congrès, une sommité française lui avait avoué que les Phéniciens n’existaient plus depuis bien longtemps. Les yeux bleus du moine me fixaient alors intensément, et dans le silence de la pénombre hivernale, il me dit: «Mais je suis Phénicien, lui ai-je répondu, et je me trouve là devant vous!» Deux jours plus tard, je rentrais à Paris en emportant cet instant inoubliable.

La montagne oubliée

C’est le Haut Moyen Âge qui intéressait bien particulièrement le père Jean Sader. Cette période, avant l’arrivée des Croisés, était totalement méconnue des livres d’histoire libanaise. Mais elle renferme justement l’inestimable chaînon manquant entre l’Antiquité phénicienne et le Liban chrétien.

Si la christianisation des Phéniciens hellénisés du littoral remonte aux tout premiers siècles de notre ère, celle des populations de la montagne s’est avérée extrêmement lente. Les cités de la côte se vantaient déjà au Vᵉ siècle de leurs prestigieuses basiliques tandis que l’arrière-pays montagneux continuait à célébrer les adonies dans des processions de bacchantes et de pleureuses jusqu’aux hauteurs de Aphqa.

Le Mont-Liban dépourvu de terres agricoles ne semblait intéresser personne. Il restait isolé entre ses gorges profondes et ses sommets enneigés. Les premiers chrétiens traversaient la côte de Jérusalem à Antioche, sans se soucier de ce qui pouvait se passer dans les sombres forêts du Liban. La politique des empereurs romains n’était axée que sur les affaires de cèdres.


Déjà, au IIᵉ siècle, l’empereur Hadrien, avait décidé, pour des raisons économiques, de ménager ce territoire exportateur de bois. Cherchant à entretenir de bonnes relations avec les montagnards, il leur avait fait restaurer plusieurs temples dont Aphqa, Beit-Méré et Baalbek-Héliopolis. Même après l’empereur Constantin (306-337), qui avait condamné le culte d’Astarté, son neveu Julien l’Apostat a encouragé de nouveau l’ancienne religion, en reconstruisant les temples de Venus-Astarté à Baalbek ainsi qu’à Aphqa.

Un paganisme tenace

Les montagnards du Liban étaient farouchement attachés à leurs traditions, et leurs hameaux demeuraient inaccessibles aux missionnaires. Les témoignages qui illustrent cette situation se retrouvent dans la série de lettres de l’archevêque de Constantinople, Saint-Jean Chrysostome. Elles remontent à la fin du IVᵉ siècle et au début du Vᵉ siècle. Certaines étaient destinées à Constantius, chef de la mission en Phénicie. Une autre lettre encore était adressée à Nicolas, et traitait des missions confiées à Jean l’ascète et à Géronce le prêtre. D’autres encore étaient envoyées directement à Géronce ou à Rufin d’Aquilée.

Toutes ces correspondances mettent en évidence les difficultés et les échecs rencontrés par les missionnaires de Constantinople. Dans une lettre à Rufin, Jean Chrysostome écrivait: «J’apprends que de graves malheurs ont éclaté de nouveau en Phénicie. La fureur des païens s’y porte à des excès déplorables, et parmi les moines occupés à leur conversion, plusieurs ont été blessés, d’autres mis à mort.»

Ailleurs encore, dans sa lettre de l’an 405, adressée «aux prêtres et aux moines de la Phénicie, chargés de l’instruction des catéchumènes», il les somme de reprendre courage «afin que personne, d’entre vous, ne se laisse entraîner par les troubles présents, à quitter la Phénicie, et à s’en éloigner».

Les envoyés de Byzance n’ont pas réussi à ouvrir la moindre brèche dans les montagnes, alors que le littoral phénicien leur était tout acquis. Ce sont donc des missionnaires plus provinciaux, d’une culture commune et de langue syriaque, qui allaient pouvoir s’introduire dans ces vallées inhospitalières.

La vallée de l’Adonis

Parmi ceux-là, Abraham de Cyr s’était rendu dans les montagnes de Byblos et plus précisément à Lyban. Il a réussi à y louer une maison en se faisant passer pour un marchand de noix, qui était la principale production de la localité. Mais dès que son appartenance à la communauté chrétienne était révélée, il a été agressé dans sa demeure et chassé du village.

Abraham allait réapparaître à la collecte des impôts, lorsque des sergents s’occupaient à molester les paysans. Il a aussitôt pris leur défense, utilisant les cents écus empruntés à Émèse pour payer les agents du seigneur. Émus par son action, les villageois ont adopté Abraham dans leur bourgade lui donnant enfin l’occasion de l’évangéliser. C’est toute cette région qu’il allait réussir à christianiser, et à sa mort, la rivière d’Adonis a été rebaptisée de son nom, Abraham.

L’église sur le site du temple d’Adonis à Machnaqa. ©Amine Jules Iskandar

À Machnaqa, une église a été bâtie auprès des ruines du temple d’Adonis. Les autres temples de El et d’Astarté ont été graduellement transformés en sanctuaires dédiés le plus souvent à Notre Dame. Dans ce domaine, la toponymie libanaise se présente comme un trésor d’informations. Les noms chrétiens comme Qadisha, Ibrahim (Abraham) et Mar-Simaan (Saint-Siméon), retracent l’histoire de l’évangélisation du pays.

En même temps, le nombre important de sites à noms phéniciens païens reste une preuve de la solidité du paganisme dans le Liban jusqu’à une période si tardive. Des villages comme Darbashtart dédié à Astarté, ou comme Broumana consacré au dieu Roumono des tempêtes, dévoilent encore les nombreux échecs qu’avaient essuyés les missionnaires chrétiens.
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